Du champ à l'assiette, des circuits plus courts
Lorsque l’activité agricole se limite à la production des matières premières, elle n’est viable que grâce aux subventions étatiques, ce qui équivaut à faire payer de façon indirecte le prix de la nourriture aux citoyens. La dévalorisation des matières premières est devenue excessive, si bien que celles-ci représentent un très faible pourcentage de la valeur des produits alimentaires finis, par exemple environ 5 % du prix du pain. Même pour les fruits et légumes non transformés, souvent moins de 30 % du prix de vente sont destinés à la rémunération des agriculteurs.
La préservation du revenu des agriculteurs peut passer ainsi par une meilleure valorisation de la production agricole, d’où la nécessité de promouvoir des nouvelles techniques de transformation et de distribution, et de mettre en exergue la qualité des aliments produits par ce créneau. Cette évolution de l’activité agricole vers la fourniture d’aliments serait une très bonne solution pour vivifier la ruralité, mais aussi pour garantir la qualité gastronomique et nutritionnelle des produits.
En fait, ce qui a limité la participation des agriculteurs au processus de production et de distribution alimentaire est leur inclination à s’occuper préférentiellement des affaires de la terre et leur manque d’enthousiasme pour acquérir des compétences nouvelles dans le domaine alimentaire.
Ces verrous peuvent très bien sauter : le savoir-faire technologique en matière de transformation peut être diffusé au niveau du terrain, à l’échelon notamment de nouvelles coopératives à finalité nutritionnelle ou grâce à des initiatives particulières. Beaucoup de produits (pains, yaourts, charcuteries, huiles vierges, etc.) sont moins difficiles à élaborer que le vin et très peu pris en charge par le secteur agricole.
Néanmoins pour retrouver sa vocation nourricière directe, le secteur agricole a souvent été gêné par une absence complète de maîtrise de la distribution alimentaire. Il serait salutaire de concevoir, pour combler le temps perdu, un nouveau système de distribution adapté à la fois à la dispersion des lieux de productions agricoles et alimentaires et aux conditions de vie de nombreux citadins.
Ces problèmes de distribution pourraient être résolus par la mise en place d’un réseau d’agromarchés. Il s’agirait d’un nouveau type de magasins, gérés par des contrats entre consommateurs et agriculteurs, regroupant tous les aliments de base en provenance des exploitations agricoles (viandes, laits, yaourts, fromages, pains, fruits et légumes, vins, huiles, produits de erroir). Les nouvelles techniques de gestion informatisées faciliteraient la mise en réseau des régions de production, les relations avec les consommateurs, la sûreté des approvisionnements. Les progrès technologiques permettraient la prise en charge de produits très instables ou fragiles. Le consommateur aurait la même facilité à faire ses courses dans ce type de magasins que dans d’autres surfaces commerciales habituelles ; même les commandes par Internet et les livraisons à domicile pourraient se développer.
Le modèle actuel de séparation quasi complète entre secteur agricole et secteur agroalimentaire sera sans doute appelé à évoluer vers une meilleure répartition des tâches et des revenus entre ces deux secteurs. Les activités agricoles et artisanales peuvent retrouver un rôle satisfaisant dans la production et la distribution directe des aliments. Le succès d’une telle évolution dépendra de la capacité de ce nouveau secteur à proposer des aliments de meilleure qualité et donc à maîtriser leur valeur nutritionnelle. Même issus du terroir, un fromage ou une charcuterie trop salés ou trop gras demeurent imparfaits du point de vue nutritionnel !
Même si les consommateurs ont enfin accès avec une très grande facilité aux produits issus des terroirs, ils n’ont pas nécessairement le goût, le temps ou le savoir-faire pour cuisiner et prendre en charge leurs repas. En dehors des sentiers battus des pizzas et des kebabs, un développement nouveau de petits opérateurs (épiciers, traiteurs de proximité) possédant un bagage suffisant en diététique rendrait un service précieux à la population et contribuerait à la création de nombreux emplois, tout en facilitant l’utilisation des produits frais en provenance des agromarchés. Ces artisans de l’alimentation pourraient être soutenus par les communes, les quartiers pour décliner diverses spécialités culinaires du monde qui rendraient notre paysage alimentaire particulièrement agréable et riche. En remplacement des distributeurs automatiques, il serait bien judicieux d’implanter des boutiques alimentaires dans les lycées afin de prévenir un grignotage de produits sucrés.
Le développement des agromarchés devrait s’appuyer aussi sur des liens étroits et contractuels avec les restaurants, les entreprises de restauration ou les cantines. En retour, la bonne valeur nutritionnelle des produits proposés jouerait un rôle important pour améliorer la qualité des repas.
Ces circuits d’approvisionnement modernisés, que nous avons qualifiés d’agromarchés, pourraient se développer et compléter les circuits traditionnels de marchés des villages ou des quartiers. Dans un but d’intérêt général, il est vraiment souhaitable de disposer d’un meilleur équilibre entre deux types de circuits alimentaires : un secteur agricole et artisanal pour rapprocher le parcours des aliments de la ferme à l’assiette et un secteur industriel davantage centré sur des technologies de transformation sophistiquées. Il s’agit de favoriser des échanges économiques de solidarité et de complémentarité plutôt que de laisser se développer une économie de pure concurrence, génératrice de désordres écologiques et nutritionnels.
La nécessité de pratiquer un commerce plus équitable s’est imposée à une frange de consommateurs, préoccupés par l’inégalité des échanges Nord-Sud. Curieusement, la même réflexion n’a pas été appliquée à la nature des relations économiques entre les agriculteurs et les autres citoyens. Il est pourtant nécessaire de sensibiliser la population au juste prix des aliments qui permettrait à tous ceux qui les produisent d’en vivre normalement. Dans une société moderne, nous pourrions avoir des boulangeries équitables où la culture du blé, la production de farine et la fabrication du pain auraient rémunéré correctement tous ces professionnels. Il est grotesque de maintenir une pression sur le prix du blé, alors que les 60 à 80 kg par an dont nous avons besoin pour la production de pain ne coûtent que 9 à 12 euros, ce qui représente pour beaucoup moins d’une heure de travail ! On pourrait multiplier des exemples similaires, et il est nécessaire d’assainir cette situation.