Débuts de l’alimentation rationnelle : la prévention du béribéri
Les marins ont constitué de remarquables sujets d’étude des besoins alimentaires. En effet, jusqu’au début du XXe siècle, les conditions de vie à bord des navires étaient rudes, avec des possibilités très limitées de conservation des aliments et des menus peu diversifiés. Le scorbut n’était donc pas le seul mal à frapper les équipages. En 1872, le chirur¬gien de marine japonais Kanehiro Takaki (1849-1920) observa, sur les navires où il servait, un grand nombre de décès dus au «kakké». Cette maladie sévissait tout particulièrement en Asie et se caractérisait par des troubles de la motricité et de la perception ainsi que par une grande faiblesse musculaire qui, s’aggravant progressivement, condui¬sait à une paralysie généralisée. A la même époque, le kakké – également nommé « béri¬béri» – n’affectait pas les marins européens. Or le régime alimentaire de ces derniers était différent de celui des Japonais. Kanehiro Takaki remarqua que si l’on remplaçait, dans la ration quotidienne, une partie du riz par de la viande, du poisson ou des légumes, le béribéri ne survenait plus à bord. Cependant, la cause du mal ne sera identifiée qu’en 1880 par Christian Eijkman (1858-1930), un médecin néerlandais en poste au pénitencier militaire de Batavia (l’actuelle Jakarta, en Indonésie), qui pratiquait des expériences sur les volailles de l’établissement.
L’expérience d’Eijkman (1880):
Alors qu’il cherche à comprendre les causes du béribéri qui sévit parmi les prisonniers et habitants de l’île de Java, Christian Eijkman observe que certaines volailles du péniten¬cier de Batavia, qu’il étudie dans son laboratoire, souffrent d’une maladie proche du béribéri, la polynévrite aviaire:
«Une maladie, très similaire au béribéri chez l’homme, apparut soudain dans le poulailler du laboratoire à Batavia. Les symptômes de cette maladie sont les suivants : les stades initiaux […] sont caractérisés par une démarche instable. Les oiseaux ont du mal à se percher et font des efforts pour ne pas tomber; leurs pattes se déploient faiblement et les articulations sont tordues. Les oiseaux tombent fréquemment lorsqu’ils essaient de marcher. Finalement, ils restent couchés sur le côté, les muscles des ailes paralysés, faisant des efforts vains pour se lever. La paralysie musculaire progresse rapidement vers les parties basses du corps. Quelques jours après, les oiseaux sont si détériorés qu’ils ne peuvent plus s’alimenter sans assistance ; même si les mouvements de déglutition perdurent, l’animal est incapable de soulever sa tête. Des signes de début de paralysie des muscles respiratoires commencent à apparaître. La respiration se ralentit, bec ouvert, la crête et la peau se cyanosent, le cou est tordu et la tête rejetée vers l’ar¬rière. Les oiseaux deviennent de plus en plus somnolents, leurs yeux sont recou¬verts de la membrane nictitante et la température corporelle chute d’un ou deux degrés centigrades. C’est un cas de polynévrite aviaire. »
Christian Eijkman apprend que, par souci d’économie, le gardien du laboratoire nourrit les volailles avec des restes de riz de la cuisine de l’hôpital militaire. Il s’agit de riz blanc (ou riz poli), c’est-à-dire dont le son, cette fine enveloppe brune qui recouvre le grain, a été enlevé. Du 17 au 27 juin 1880, Eijkman nourrit des poulets sains exclusivement avec ce type de riz. La polynévrite aviaire se déclare dans le poulailler trois semaines après l’introduction de ce régime alimentaire, le 10 juillet 1880. Dans les tout derniers jours de novembre, il cesse le nourrissage exclusif au riz poli et les signes de la maladie disparaissent rapidement parmi les volailles.
L’étude épidémiologique de Vorderman (1897):
En 1897, un inspecteur médical des prisons de Java, le Hollandais Adolphe Guillaume Vorderman (1844-1902), prend connaissance des travaux qu’Eijkman a menés en 1880 au pénitencier de Batavia. Il entreprend alors une étude épidémiologique sur la relation entre béribéri et régime alimentaire. L’enquête est d’envergure, puisqu’elle porte sur 250000 prisonniers répartis dans les 101 prisons que compte l’île de Java. Les établissements pénitentiaires sont divisés en en trois groupes, selon la qualité du riz fourni aux prisonniers : riz brun exclusivement, riz blanc exclusivement ou un mélange des deux types de riz.
Il faut néanmoins noter que 30% environ des prisons proposant un régime alimentaire à base de riz blanc sont exemptes de cas de béribéri, ce qui révèle probablement le caractère multifactoriel de cette maladie de carence. Vorderman ne discute pas ce point, mais il est fort probable que des biais expérimentaux ont altéré les résultats de son enquête. On peut imaginer, par exemple, que les prisonniers aient eu accès à d’autres sources alimentaires que celles délivrées par l’administration pénitentiaire. L’étude de Vorderman fut accueillie avec beaucoup de scepticisme dans la communauté scientifique et médicale de l’époque. Il fallut attendre le premier congrès de l’Association de médecine tropicale d’Extrême-Orient, à Manille en 1910, pour qu’un certain crédit soit accordé aux observations du médecin hollandais.
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