Cerveau sexe et pouvoir : confusion des genres
Pour sonder les rouages de nos personnalités, les secrets particuliers de chaque sexe, les scientifiques ont toujours apporté leurs contributions, avec leurs moyens du moment. Au XIXe siècle, à l’époque de la phrénologie, la simple description de bosses sur le crâne permettait d’expliquer tous les traits de l’âme humaine : sens du devoir, amour de la gloire, sentiment religieux, talent poétique, penchant au meurtre… A l’évidence, la bosse des maths manquait aux femmes, mais pas celle de l’amour de leur progéniture.
L’outil était fruste mais efficace : grâce à lui, on pouvait classer les individus et établir un ordre hiérarchique justifiant l’organisation sociale.
Aujourd’hui, les instruments d’investigation sont tout autres. L’imagerie cérébrale, les analyses neurochimiques et génétiques sont les méthodes de choix. Mais se profile toujours en arrière-plan l’idée que
«neurones de la morale»! Dans ce flot d’informations, il est bien difficile de faire la part entre les données expérimentales et leurs interprétations. Si l’on prend la peine de scruter de près les rapports scientifiques et les méthodologies décrites dans les publications, il n’est pas rare d’y découvrir des travers expérimentaux et des corrélations douteuses. Les observations sont trop souvent exploitées au-delà de ce qu’elles prouvent. En témoignent les quelques exemples qui suivent, tous publiés dans les revues scientifiques les plus réputées.
Extrapolations douteuses: le gène de la fidélité:
En 1999, des chercheurs américains du groupe de Larry Young (université d’Atlanta) annonçaient avoir découvert le « gène de la fidélité ». Cela fit grand bruit dans la presse tant aux Etats- Unis qu’en Europe1. On pouvait lire que «les souris inoculées avec le gène de la fidélité adoptent un comportement monogame », que «l’évolution du gène chez l’homme aurait permis l’adaptation aux conditions socio-économiques». Des journaux sont allés jusqu’à imaginer qu’une telle découverte pourrait être utilisée pour soigner l’autisme et la schizophrénie ».
La comparaison entre la version médiatique de cette « nouvelle découverte» et la version originale de la publication scientifique est riche d’enseignement. L’article, publié dans la revue Nature2, commence par une description du mode de vie des campagnols, petits rongeurs sauvages dont on connaît plusieurs espèces qui vivent dans des milieux naturels différents. Le campagnol des prairies est, selon les auteurs, «très fidèle» à ses congénères (affiliative en anglais).
Il est monogame et vit en famille biparentale. En revanche, le campagnol des montagnes est asocial, peu paternel et promiscuous, qualificatif qui se traduit par « aux mœurs dissolues », «qui couche avec tout le monde» (dictionnaire Harraps). Le ton moraliste de cette description dans un article scientifique peut surprendre. Les auteurs, neurobiologistes et généticiens, ont manifestement leur propre conception du comportement animal, bien loin de celle des spécialistes de l’éthologie… Pour rechercher la trace biologique des différences comportementales entre campagnols,
les scientifiques les ont fait vivre en laboratoire afin d’analyser leurs cerveaux et leurs gènes. Ils ont vu que les deux espèces présentent des différences dans des régions cérébrales qui sont sensibles à l’action d’une hormone, la vasopressine. Ils ont donc testé l’effet de l’injection de vasopressine dans le cerveau des campagnols sur leur comportement de fidélité. Restait à concevoir un protocole pour cerner la fidélité en laboratoire ! Un dispositif a été mis au point, comprenant deux petites cages reliées par un tunnel.
Dans une cage, était placée une femelle campagnol, profondément anesthésiée et dépourvue d’ovaires pour prévenir tout risque d’attraction sexuelle. Dans l’autre cage, était placé le mâle campagnol ayant reçu une injection de vasopressine dans le cerveau. Que se passe-t-il quand on ouvre la porte du tunnel ? Le campagnol volage des montagnes va renifler la femelle pendant une minute, puis s’en désintéresser ; en revanche, la durée de reniflement passe à deux minutes avec le campagnol fidèle des prairies. Forts de ces résultats, les chercheurs ont réussi à isoler le gène qui contrôle l’action de la vasopressine dans le cerveau des campagnols.
Ils l’ont ensuite transféré dans le génome de souris de laboratoire pour tester leur comportement. L’expérience a réussi : les souris mâles dotées du nouveau gène ont passé deux minutes à renifler les femelles.
Voilà donc comment le gène de sensibilité à la vasopressine est devenu le « gène de la fidélité conjugale », et ce à une minute près ! Ce travail a été accepté pour publication dans la revue Nature, pourtant réputée pour son sérieux. Il faut dire que le sujet était d’actualité. C’était en 1999, en pleine affaire Clinton-Lewinski. Il fallait déculpabiliser le président américain, il lui manquait tout simplement le bon gène…
Corrélations abusives: la chimie de l’intelligence:
Dans les laboratoires, rôde encore et toujours le mythe d’une mesure possible de l’intelligence par l’analyse chimique du cerveau. En 2000, des psychologues américains publiaient une étude indi¬quant que les performances intellectuelles varient en même temps qu’une molécule fabriquée par les neurones, le N-acétyl-aspartate ou NAA). Ils n’ont pas hésité à en déduire que le NAA représente un «marqueur» de l’intelligence. Cette conclusion pour le moins hâtive, ne s’embarrasse pas de la notion de mesure, pourtant au fondement de la démarche scientifique. Mesurer une quantité de produit ne peut être mis sur le même plan qu’une «mesure» d’intelligence, dont le principe même est problématique vu la multiplicité des formes d’intelligence. De plus, ce n’est pas parce que deux mesures varient en même temps qu’il existe une relation de cause à effet entre les deux. En voiture, si vous ralentissez et que vous constatez que le niveau d’essence baisse, il n’y a pas pour autant de lien entre les deux phénomènes.
Mais ces positions illogiques n’ont pas empêché des chercheurs allemands de l’université de Münster de reprendre le «marqueur neuronal de l’intelligence» des Américains pour faire des comparaisons entre les sexes. Ils ont réalisé une étude fondée sur la mesure des niveaux de NAA présents dans une zone de 3 cm du cortex frontal gauche chez quarante hommes et vingt-deux femmes.
Les performances verbales des sujets ont été évaluées dans un test de vocabu¬laire consistant à fournir un maximum de mots sur un thème donné. Les auteurs ont trouvé que les femmes étaient d’autant meilleures que leur niveau de NAA était plus élevé. Mais rien de tel chez les hommes, pourtant aussi brillants que leurs collègues féminines. En conclusion, les auteurs en ont déduit que le NAA est un indicateur pertinent d’intelligence verbale, mais uniquement chez les femmes.
Ils affirment ainsi avoir mis la main sur une caractéristique des apti¬tudes féminines au langage. Cette déclaration va manifestement bien au-delà des faits expérimentaux plutôt minces. L’augmentation de NAA, mesuré dans seulement 3 cm de cortex cérébral, n’est en rien représentative du fonctionnement du cerveau. Des variations inverses de concentration peuvent aussi bien se passer dans d’autres aires cérébrales impliquées dans le langage.
De toute façon, ce n’est pas à partir d’un simple test de vocabulaire qu’on peut parler d’in¬telligence verbale. Bref, dans leurs démarches, les auteurs exploitent uniquement ce qui correspond à leurs attentes, ce qui vient confirmer leurs hypothèses. Malgré ces approximations, ce travail fut publié, début 2004, dans la revue internationale Neuroscience.
Réductionnisme: la molécule du suicide:
Chercher à relier un comportement humain, par essence complexe, à l’action d’une molécule ouvre la voie à des raccourcis dangereux. Dans une publication de Mature Reviews de 2003, John Mann, de l’institut de psychiatrie de New York, fait une synthèse des connaissances sur les bases neurobiologiques du suicide5. Ses premiers travaux d’autopsie des cerveaux de suicidés datent des années 1980. Il y décrivait des modifications biochimiques qui concernent un messager chimique des neurones, appelé la sérotonine.
Depuis, John Mann n’a eu de cesse de développer sa thèse d’un rôle majeur de la sérotonine dans le suicide. Pour lui, le comportement suicidaire a pour origine un trouble psychiatrique primaire conduisant à une situation de stress, ce qui entraîne une baisse du taux de sérotonine dans le cortex préfrontal. En conséquence, le contrôle inhibiteur des comportements est altéré et le passage à l’acte se réalise.
Les données expérimentales à la base de ces conclusions posent de sérieux problèmes d’interprétation. Déjà, la plupart des suicidés souffrent de dépression majeure. On ne peut, dans ces conditions, trancher entre les perturbations de la sérotonine cérébrale qui seraient liées à la dépression de celles en rapport avec un comportement suicidaire. Par ailleurs, les analyses ont été focalisées sur cette molécule particulière, et rien ne dit que d’autres systèmes de messagers chimiques ne sont pas également modifiés. Enfin, les connaissances sur les cerveaux des suicidés ne concernent que les suicides réussis, qui sont minoritaires par rapport aux tentatives de suicide.
Malgré toutes ces réserves, John Mann apparaît comme le spécialiste fondateur de ce nouveau champ qu’est la neurobiologie du suicide. Il est d’ailleurs quasiment le seul à étudier cette thématique dont il a, de fait, le monopole. Sa dernière « revue » de synthèse est principalement celle de ses propres travaux dont les données expérimentales apparaissent pourtant bien pauvres.
Entretenir l’idée, qu’un jour, on puisse disposer d’un traitement spécifique du comportement suicidaire n’est pas anodin. C’est contribuer à renforcer l’idée d’un substrat biologique déterminant dans l’émergence des idées morbides. C’est aussi un moyen commode de régler un problème éminemment complexe, en évacuant le contexte familial, social, économique dans lequel s’inscrit le comportement suicidaire.
On sait pourtant, notamment depuis Emile Durkheim, fondateur de la sociologie, le rôle primordial de l’environnement dans le suicide. De très nombreuses études statistiques et épidémiologiques ont démontré l’importance de la culture (religion, éducation), du mode de vie (urbain/rural), du statut familial (célibataire/vie en couple), social (chômeurs/détenus) dans le com-portement suicidaire.
Ainsi le plus grand nombre de suicides chez les hommes que chez les femmes peut s’expliquer par des différences de liens relationnels. Les femmes, même seules, sont davantage inscrites dans un contexte familial et social, alors que les hommes sont plus isolés. Ces conclusions sont le résultat d’enquêtes statistiques large¬ment validées. A l’opposé, on trouve la position de John Mann qui invoque l’alcoolisme et l’agressivité pour expliquer les suicides plus fréquents chez les hommes. Ce point de vue n’est étayé par aucune donnée expérimentale. Si la neurobiologie du suicide intéresse l’industrie pharmaceutique, elle est manifestement bien loin de convaincre les sociologues
Catégories arbitraires: l’homosexualité au bout des doigts:
Au XIXe siècle, l’imagination était féconde pour trouver des explications aux comportements humains. La forme du crâne, le poids du cerveau, mais aussi la morphologie du corps ont été mis en cause. En 1887, dans son traité d’anthropologie criminelle, Cesare Lombroso prétendait pouvoir identifier les prostituées à leurs pieds : elles avaient le gros orteil séparé des autres doigts, tout comme les pieds préhensiles des singes, «signe morphologique de régression évolutive de ces femmes indésirables dans la société». Aujourd’hui, l’intérêt des scientifiques ne se porte plus sur les doigts de pied, mais sur ceux de la main.
Ainsi, l’équipe de S. Marc Breedlove, psychologue à l’univer¬sité de Californie, a cherché un signe distinctif de l’homosexualité dans la longueur des doigts de la main. Il a constaté que les femmes homosexuelles ont l’index plus court que l’annulaire, tout comme les hommes, alors que les femmes hétérosexuelles ont les doigts de même longueur. Son raisonnement est le suivant : la Iongueur des doigts étant réglée pendant la vie foetale par les hormones, c’est la testostérone qui induirait un index plus court chez les hommes.
Si les femmes homosexuelles présentent des caractéristiques digitales identiques à celles des hommes, c’est qu’elles ont subi, in utero, une imprégnation par des hormones mâles. Notons bien ici que toutes ces constatations ont été faites sur les mains droites, tandis que les mains gauches n’ont montré aucune de ces caractéristiques… Cette étude, réalisée sur 720 personnes à la sortie d’un concert, laisse pantois : comment peut-on imaginer que des hormones mâles circulant dans le sang fœtal n’agissent pas aussi bien à gauche qu’à droite? Par ailleurs, la démarche est truffée de partis-pris.
Elle sous-entend qu’un homosexuel se rapproche du sexe opposé et que son comportement est déterminé depuis la vie fœtale. L’hypothèse est invérifiable, mais a l’avantage d’apporter une prétendue explication biologique à l’homosexualité. Impossible, en effet, de détecter des anomalies hormonales chez les homosexuels, qu’ils soient hommes ou femmes.
Mais Breedlove n’est pas le seul à lire dans les mains… D’autres scientifiques, avant lui, se sont passionnés pour certaines lignes de la main, celles des empreintes digitales. Dès 1967, le mathématicien L.S. Penrose notait que les hommes ont plus de stries sur le bout des doigts que les femmes. Il en trouvait l’explication dans la quantité d’ADN : elle serait moindre chez les hommes car ils possèdent un chromosome sexuel Y plus petit que le chromosome X des femmes. Dans les années 70, Doreen Kimura a repris l’observation de Penrose : «Je suis tombée sur un article montrant que le bout des doigts de la main droite comporte en général plus de stries que celui de la main gauche, raconte-t-elle.
Nous nous sommes donc embarqués dans un projet pour étudier la relation entre le nombre de stries au bout des doigts (dermatoglyphes) et les fonctions cognitives. »9 On voit mal comment un questionnement scientifique valide peut permettre de corréler ces éléments. Pourtant, Doreen Kimura justifie sa démarche : «Il i ’avère que le schéma des empreintes digitales est déjà déterminé vers le quatrième mois du fœtus, et selon toute apparence, il ne change pas par la suite.
On sait aussi que ce schéma comporte une importante composante génétique. Ainsi, si l’on trouve qu’un trait humain, de comportement ou autre, est lié à des caractéristiques des empreintes digitales, cela étaierait l’idée d’une contribution précoce, éventuellement génétique à ce trait. » Le raisonnement ne tient pas, car la psychologue joue sur les mots. Sur le plan scientifique, cette «liaison» de deux phénomènes n’a pas de sens. Nous l’avons déjà souligné, ce n’est pas parce que deux dimensions varient en même temps qu’elles sont liées.
Ces interprétations fantaisistes n’empêchent pas la psychologue de publier en 1994, avecJiff Hall, un travail censé établir une relation entre les empreintes digitales et l’orientation sexuelle. «Les homosexuels comme les transsexuels présentent plus de stries à gauche que la population hétérosexuelle, si bien qu ’en cela leur schéma ressemble à celui des femmes. » Et les auteurs de conclure : «Le schéma des empreintes digitales laisse penser à la contribution d’une origine prénatale à l’homosexualité et à la transsexualité, au moins chez certains hommes. » Tous ces raccourcis et rapprochements absurdes seraient sans importance s’ils n’étaient pas médiatisés auprès d’un grand public dupé. L’image de la science est ici dévoyée, instrumentalisée à des fins idéologiques.