Bâtir une nouvelle chaîne alimentaire : Des indications fortes au changement
C’est peut-être l’incapacité de nombreuses sociétés à maîtriser l’épidémie d’obésité qui pourrait constituer l’élément de rupture, provoquer une forte prise de conscience concernant la nécessité d’un changement en profondeur de notre chaîne alimentaire et induire des modifications durables des comportements des consommateurs. À l’instar de la sécurité routière, les changements finiraient par s’imposer à tous, et cela serait une bonne nouvelle qui devrait nous inciter très fortement à espérer un meilleur avenir alimentaire.
Forts d’un consensus social suffisant et du soutien éclairé et déterminé d’une nouvelle génération de nutritionnistes, les pouvoirs publics, en France et dans d’autres pays précurseurs, prendraient la responsabilité d’encadrer plus fortement les géants de l’agroalimentaire, en fixant des exigences claires de densité nutritionnelle à atteindre, en réglementant plus sévèrement la publicité alimentaire sur les sources de calories vides, à l’instar de l’alcool. Un mode astucieux de taxation des aliments en fonction de leur densité nutritionnelle pourrait favoriser le recours aux aliments naturels tels les fruits et légumes. Les régions, à leurs divers échelons, pourraient être investies du soin d’organiser et de soutenir les circuits alimentaires de proximité. De plus, les responsables de la distribution alimentaire pourraient gagner à afficher leur adhésion à des objectifs nutritionnels de santé publique ; ils concevraient à cette fin leur offre alimentaire pour faciliter l’adoption de régimes équilibrés par les consommateurs. Il serait facile d’objecter qu’on veut protéger les consommateurs contre leur plein gré ; en réponse à cet argument, il est inutile de rappeler à quel point le type de consommation actuelle a été conditionné par une offre nouvelle de produits transformés, soutenue par une forte pression publicitaire. De toute façon, aucune évolution durable ne pourra se réaliser sans une large adhésion des citoyens aux changements proposés. Cependant, une impulsion politique est sans doute indispensable pour modifier en profondeur le fonctionnement de la chaîne alimentaire.
Enfin, d’autres facteurs de rupture par rapport à une chaîne alimentaire industrialisée et très exigeante en matières premières de très faible prix de revient pourraient provenir de contraintes nouvelles, en particulier de problèmes climatiques et écologiques engendrés par les activités humaines et notamment l’agriculture intensive. Rappelons que l’agriculture est un des secteurs qui consomment beaucoup d’énergie et surtout qui emploient une grande quantité de pesticides ou d’engrais chimiques. Les exemples de gâchis énergétiques sont multiples, en particulier dans le transport des denrées alimentaires, le travail du sol, le chauffage des serres, la déshydratation de certains aliments, la synthèse d’ammoniac à partir de l’azote de l’air, la production d’amidon à partir des céréales. Il pourrait être prouvé que l’utilisation toujours aussi importante de pesticides se traduit, sur du très long terme, par une incidence accrue de pathologies, notamment en matière de cancer, alors qu’apparemment les risques de toxicité avec une imprégnation à court terme paraissent très faibles.
La vérité des coûts de l’agro-industrie est loin d’avoir été établie. Comment chiffrer la contamination des nappes phréatiques par les pesticides, la réduction de la biodiversité, les atteintes à la flore et à la faune, les contaminations subies par les agriculteurs les plus directement exposés aux produits phytosanitaires, les transformations phénotypiques des générations à venir, l’accroissement des maladies métaboliques et des cancers des consommateurs, les pertes de repères culturels, l’état de dépendance imposé aux consommateurs devenus si peu maîtres de leur environnement ? La prise de conscience des risques écologiques et sanitaires courus, même par la pratique d’une agriculture raisonnée, deviendrait ainsi tellement forte que les citoyens consommateurs exigeraient des changements en profondeur et répercuteraient leur vigilance au niveau de leurs actes d’achat, en supportant le renchérissement d’aliments produits dans des conditions optimales, par exemple en provenance de l’agriculture biologique ou d’un autre mode d’agriculture durable.