Anorexies à l'adolescence
Nous réinsisterons sur quelques points importants auxquels le médecin gagnera toujours à se référer en présence ou au cours du suivi d’une adolescente souffrant d’anorexie mentale ou de conduites boulimiques : l’origine mentale de ces symptômes et leur lien étroit avec le processus même de l’adolescence, la nécessité d’un diagnostic positif précoce, la problématique posée par ce diagnostic dans la relation de soins, et enfin l’importance des enjeux thérapeutiques et du travail en partenariat. Il s’agit d’un symptôme physique d’origine mentale à l’adolescence En général, rien chez ces enfants parfaitement adaptés aux attentes de leur entourage n’aurait pu laisser présager ce drame qu’ils vont connaître à l’adolescence. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces enfants sont si souvent décrits comme parfaits, soumis et conformes qu’ils sont aux exigences parentales de performance et d’apparence. Ce n’est qu’avec le processus pubertaire, ou dans l’après-coup de celui-ci, qu’apparaîtra toute l’ampleur du besoin de maintien à tout prix d’un lien de dépendance tout à fait excessif et dangereux. Les parents, quant à eux, éprouveront en miroir une grande difficulté à se défaire d’une image de parents parfaits, aptes à tout maîtriser, que leur enfant savait jusqu’alors si bien leur renvoyer. Tous les enfants devenus adolescents se trouvent confrontés au dilemme du processus de séparation et donc au paradoxe des forces contradictoires qu’opèrent en eux leurs besoins de dépendance et d’indépendance non satisfaits. L’adolescente anorexique, pour sa part, semble avoir trouvé au travers de son comportement de refus une pseudo-solution à ce problème, qui n’est en fait rien d’autre qu’une véritable impasse du développement, et qui en fait toute la gravité. Tout se passe en effet comme si, en entravant ou en effaçant du même coup les signes de son développement pubertaire et sexuel, l’anorexique cherchait à figer le temps qui naturellement l’entraînerait vers les enjeux du monde adulte. Par ailleurs, anorexie et boulimie font partie du cadre plus général des conduites addictives, qui ont toutes en commun le caractère répétitif de leurs manifestations et surtout leur tendance spontanée à s’autorenforcer. Il s’agit d’un diagnostic positif Avant toute chose, c’est bien le diagnostic positif qu’il faut poser, et ce rôle important revient souvent au médecin traitant. En effet, le seul fait de poser et de soutenir le diagnostic, de l’expliquer arguments à l’appui et d’informer clairement sur les risques présents et à venir réalise un premier temps indispensable. C’est aussi le tout premier temps thérapeutique. Contrairement à certaines idées, le diagnostic d’anorexie mentale est dans la plupart des cas très stéréotypé et facile à porter. C’est à la rigueur dans certaines formes précoces pré ou para-pubertaires, chez le garçon, ou en cas d’amaigrissement modéré que la question du diagnostic différentiel peut se poser au début. Il reste que devant un ensemble de signes permettant déjà d’évoquer le diagnostic, c’est toujours l’enquête comportementale qui permettra de l’affirmer. Car en dehors de l’anorexie, il n’existe pas d’autre maladie qui s’accompagne de telles préoccupations vis-à-vis des repas, d’un tel intérêt pour la diététique et les calories, de telles déviances dans les habitudes alimentaires, et d’un tel déni. Ce diagnostic pose d’emblée une problématique particulière dans la relation de soins Pour le médecin en effet, le véritable problème pourrait n’être pas tant la question technique du diagnostic que la nature même de celui-ci et de ce qu’il implique en termes de marche à suivre, une fois énoncé. Ce diagnostic évoque en effet et naturellement le domaine des disciplines psychologique ou psychiatrique, le médecin somaticien pouvant conclure qu’il sort du champ de sa compétence. Ce sentiment peut se trouver d’ailleurs renforcé par les difficultés qui ne manqueront pas de surgir du fait même de l’annonce du diagnostic. Celles-ci proviendront tout autant de l’anorexique que de son entourage. L’adolescente anorexique est le plus souvent très accrochée à son symptôme et fait tout initialement pour le nier ou le justifier, surtout quand il est l’objet d’interrogations, mis au jour et donc menacé. Ce symptôme lui procure en effet une illusion de maîtrise, et réalise un compromis très efficace entre ses désirs régressifs de dépendance et ceux d’autonomie, faisant en quelque sorte écran à toute conflictualité consciente de sa part dans ce domaine. Derrière une impression d’hypermaturité intellectuelle, de performance, voire de volonté hors du commun, l’anorexique dépense en fait toute son énergie à tenter de maintenir une dépendance perpétuelle tout en se donnant l’impression du contraire, comme si sa seule façon d’exister, de j se sentir en sécurité et de préserver une identité, ne passait que par le refus. Mais cette ambivalence permanente l’oblige à un comportement vécu comme manipulateur, qui parasite l’ensemble de ses relations avec son entourage. Ainsi, avec le médecin comme avec son entourage, l’anorexique va souvent tester et tenter de maintenir en échec, faisant tout pour ne pas être considérée comme malade. Poussée dans ses retranchements, elle pourra désarçonner le médecin par ses réactions en ne demandant ou ne répondant rien, en accusant qu’on ne lui fait pas confiance ou encore, à un stade plus évolué, en refusant obstinément une hospitalisation tout en ne partageant que son désespoir. La famille, quant à elle, et malgré le drame qu’elle vit au quotidien, participe bien souvent et sans le savoir à l’entretien du symptôme, ce d’autant que celui-ci n’est considéré que pour lui-même et, surinvesti, polarise l’ensemble de l’espace relationnel familial. La réaction des parents, à l’annonce du diagnostic, est d’ailleurs encore souvent celle de l’incrédulité. Certains partagent le déni de leur enfant (« elle mange tout, docteur, et pourtant… »), et la plupart ont beaucoup de mal à entendre ou à admettre l’origine mentale des phénomènes observés. D’une façon générale, la famille souhaite de l’aide mais espère une explication rationnelle simple et un traitement rapide, symptomatique. Il suffirait que leur enfant remange normalement ou que ses règles réapparaissent, et que tout redevienne sans problèmes, « comme avant » (ceci renvoyant à l’illusion d’un retour à un passé commun idylliquement aconflictuel). Cette attitude des parents procède souvent de leur lutte contre un sentiment intolérable de culpabilité. Mais elle témoigne aussi de leur difficulté à reconnaître les réels besoins affectifs, passés et présents, de leur enfant ainsi que leur position défensive face aux changements en général, et a fortiori aux projets thérapeutiques qui pourraient sous-entendre une remise en question ou une ouverture du système relationnel familial. Ce diagnostic, aux enjeux thérapeutiques importants, implique de toujours travailler en partenariat Tous les éléments sus-décrits soulignent bien que prendre en charge une patiente anorexique implique non seulement de s’occuper du symptôme physique et de ses répercussions médicales, mais aussi et simultanément de prendre en compte la personnalité dans son ensemble, avec les conflits individuels et familiaux auquels elle participe. Il s’agit là d’une entreprise de longue haleine a priori, qui demande un engagement crédible et une grande patience de la part de tous les intervenants concernés. S’il arrive que le médecin traitant, par la force des choses, se trouve o
u puisse se retrouver seul intervenant à tel moment de la trajectoire d’une anorexique, il est évident que sa position est alors loin d’être idéale et ne saurait qu’être temporaire. Les modes de prise en charge multidisciplinaire et le rôle que pourra y jouer le médecin dépendent pour beaucoup des possibilités offertes par l’environnement médical au sens large, des habitudes de travail et des possibilités de liaisons au sein de cet environnement. Il est important par exemple de savoir qui solliciter en vue d’une évaluation psychiatrique ou de la mise en place d’un travail psychothérapeutique. Dans l’éventualité d’une indication à l’hospitalisation, il importe de savoir suffisamment tôt quelle équipe hospitalière serait la plus à même ou la plus disposée à s’occuper de ce type de problème. Rien n’est plus pénible en effet que de se retrouver à chercher vainement une place dans l’urgence pour une anorexique qui ne peut plus attendre. La présence et le recours possible à une équipe habituée à ce type de patients représentent ici une sécurité et un atout évidents. Enfin, la prise en charge comporte le plus souvent l’implication de plusieurs personnes et l’utilisation d’approches thérapeutiques différentes ou diversifiées, qui peuvent être simultanées ou fonction de l’étape évolutive. Surtout, la mise en place d’un cadre thérapeutique s’avère pratiquement toujours nécessaire pour contenir les éléments de l’alliance thérapeutique. Ce cadre protège l’anorexique, son entourage mais aussi les intervenants de certaines dérives, et fixe en quelque sorte les règles nécessaires au maintien d’une alliance thérapeutique crédible, cohérente et suffisante. Valable tout autant au cours du suivi ambulatoire qu’a fortiori en hospitalisation, il prend habituellement la forme d’un accord contractuel, modulable en fonction des circonstances et de l’évolution. En définitive, trois fonctions principales se dégagent pour le médecin, qui sont tout à fait complémentaires des autres modalités de soins diversement requises ou proposées dans les domaines psychothérapeutique ou psychiatrique. Le médecin propose le suivi médical qui, outre la démarche diagnostique initiale puis la surveillance de la courbe de poids, se justifie amplement par les multiples perturbations possibles nutritionnelles, trophiques, métaboliques et endocriniennes secondaires à l’état de carence alimentaire, sans mentionner les effets propres des habitudes purgatives éventuellement surajoutées. Même si l’amaigrissement se stabilise souvent à un niveau longtemps supporté, et si nombre de patients pourront ne jamais requérir une hospitalisation, il faut garder à l’esprit que ces troubles sont parfois à l’origine de complications sévères qui peuvent pour certaines mettre en jeu le pronostic vital. Le médecin dispose par ailleurs d’un regard réaliste et crédible sur le corps et les troubles qui s’y inscrivent. Ce regard, en lui-même, assure une fonction essentielle tout au long du suivi : rappeler autant de fois qu’il le faut la réalité, les implications et l’évolution clinique des divers symptômes physiques, tant auprès de l’anorexique que de ses parents. Enfin, au travers de ce travail, le médecin peut se porter garant d’un soutien moral et d’un accompagnement dans la continuité, destiné tout autant à l’adolescente anorexique qu’à son entourage. Cette garantie de continuité est d’autant plus précieuse que l’anorexique peut nécessiter une succession de prises en charge, parfois différentes, parfois entrecoupées de lassitudes ou d’abandons thérapeutiques. Mais surtout, et malgré des apparences parfois très contraires, l’anorexique reste avant tout une jeune personne en grande difficulté, très isolée moralement et socialement, dont les efforts pour masquer sa détresse sont à la hauteur de ses désirs d’être aimée et non abandonnée, comprise « malgré tout » et non rejetée. C’est d’ailleurs ce dont témoigne indirectement l’étonnante fidélité aux rendez-vous médicaux de la majorité de ces patientes (et de leurs parents), et ce jusque bien au-delà de la phase critique de la maladie. À la découverte du plaisir partagé : D’une façon générale, il faut s’attendre à un cheminement long, quelles que soient la ou les méthodes thérapeutiques proposées. Le pronostic de l’anorexie mentale est difficile à établir a priori, mais tout le monde s’accorde à présent sur la nécessité d’un recul d’environ 4 ans pour pouvoir raisonnablement juger de l’évolution. Si le rétablissement somatique est important et si la reprise de poids est une exigence incontournable des soins, ces éléments ne sauraient représenter le seul critère de guérison. Le but à long terme est en effet le retour, en parallèle avec et après la restitution d’un état nutritionnel stable, d’une image corporelle plus réaliste et d’une meilleure estime de soi, ainsi que la possibilité d’une pleine ouverture des ressources émotionnelles et relationnelles. C’est pour cela que la répétition des consultations et la permanence de ce suivi, sur des années bien souvent, s’avère si profitable, quand bien même leur objet médical finirait pas ne plus apparaître évident ou véritablement justifié. Il ne faut jamais oublier que c’est généralement à ce prix que le soin et l’accompagnement d’une jeune anorexique peuvent devenir une réelle source de plaisir et de gratification, partagés entre elle et son médecin.