Affronter les bouleversements alimentaires : La perte des repères
Le passage d’une alimentation traditionnelle, fondée sur l’utilisation des aliments de terroir disponibles et sur des coutumes culinaires bien établies, à l’offre alimentaire actuelle a bien sûr I mi déversé nos habitudes, nos réflexes, nos comportements et souvent notre métabolisme au point de le déformer. Comme dans les situations de changement, une partie de la population, souvent la plus éclairée, s’est bien adaptée et même a su tirer profit de la nouvelle donne alimentaire tandis que de larges couches ont subi de plein fouet, dans leur corps comme dans leur tête, les déséquilibres induits par cette offre énergétique, désignée couramment par les spécialistes sous le terme de « transition nutritionnelle ».
Les ressources agricoles, les croyances et les modes alimentaires, les types de cuisine, voire certains plats font partie de l’identité culturelle profonde des peuples. Il n’est pas étonnant que le nouveau paysage alimentaire des supermarchés perturbe profondément l’identité culturelle des groupes de population.
L’exemple classique des Maghrébins abandonnant leur couscous ou leur galette de blé dur au profit de plats beaucoup moins complets ou de pain blanc est évidemment regrettable sur le plan a la fois nutritionnel et culturel. Progressivement naît une interrogation sur l’identité culturelle d’autant que l’incitation à consommer les nouveaux produits manufacturés est prolongée par le développement des nouvelles chaînes de fast-food. Certes, il existe des réactions de rejet vis-à-vis de la « macdonalisation », mais comment résister au désir des enfants qui ressentent comme une fête la possibilité de s’empiffrer de frites et de ketchup? La peur de perdre les produits du terroir ou les racines culinaires est toutefois bien réelle. Cette demande spécifique en produits du terroir a permis le développement de certains circuits de production et de distribution régionaux, mais elle a généré aussi une nouvelle offre par l’agroalimentaire de pseudo produits du terroir, de foies gras du Sud-Ouest en provenance d’élevages industriels de toutes régions et de tous pays. Si, finalement, l’attente vis-à-vis des produits du terroir est déçue, le goût des pêches de vigne complètement ignoré, on s’achemine vers une nouvelle normalisation des goûts à l’aune des caractéristiques des produits industriels.
Par ailleurs, la représentation mentale des aliments est si complexe et si prégnante que certains sociologues ont même mis l’accent sur l’importance de l’identification de l’homme à ce qu’il mange. La viande est ainsi synonyme de muscles et de puissance musculaire, les légumes revêtent une connotation moins agressive, plus féminine, les fruits inspirent une image de soleil. Parce qu’ils sont peu énergétiques, les fruits et légumes ne sont pas des aliments associés à une image de force physique à la différence des produits céréaliers, des féculents et de la viande. Il est important de comprendre les représentations mentales des aliments et la manière dont elles s’élaborent. Si cette perception est juste, elle peut être précieuse et permettre à la personne de bénéficier sans effort d’un bon équilibre alimentaire, source de bien-être et de santé. Si la vision des aliments et de l’alimentation est erronée, déformée par des influences médiatiques, culturelles ou socioéconomiques diverses, les conséquences sur le comportement alimentaire et la préservation de la santé peuvent être très graves. Par exemple, dans beaucoup de milieux défavorisés, la viande et les aliments très énergétiques sont perçus comme des aliments indispensables, et les fruits et légumes, peu énergétiques et beaucoup plus onéreux, comme des produits secondaires.
La perception du lait dépend fortement de l’imaginaire et de la culture des peuples : première source de vie venue des mères, produit extrêmement fragile dont il fallait se méfier, aliment peu recommandable pour ses effets digestifs, et actuellement source exceptionnelle et indispensable de calcium pour le lobby laitier. Certains aliments, comme le pain qui bénéficiait d’une image symbolique très forte d’aliment complet, de produit qu’il fallait partager et qu’il était interdit de jeter, ont vu leur valeur symbolique se détériorer. Le pain a ainsi rejoint les poubelles de la société de consommation. Toutes nos représentations mentales ont à la fois été bouleversées par les connaissances scientifiques, la genèse de nouveaux aliments et beaucoup plus récemment par les discours nutritionnels ésotériques. Les consommateurs ont m acquis de nouvelles certitudes, pas toujours fondées, au fur et à mesure que leurs représentations traditionnelles se sont est ompées. Cependant, les influences publicitaires, le discours des diverses filières, le foisonnement médiatique et une certaine cacophonie des vrais ou faux nutritionnistes rendent bien difficile l’acquisition d’une culture nutritionnelle pourtant indispensable dans nos sociétés de choix. Ce terrain d’incertitudes laisse libre cours aux influences publicitaires, suffisamment fortes pour créer U- besoin d’achat à l’instar d’autres objets de consommation. Ainsi, le développement de certains produits n’est pas dépendant de leur valeur intrinsèque mais de l’image véhiculée par la marque. Dans ce contexte, on a assisté à une inflation du discours nutritionnel en vue de développer de nouveaux marchés