Affects et intellect sous la loi des hormones
Déprime, euphorie, nervosité, agressivité… Les hormones sont souvent tenues pour responsables de toutes nos sautes d’humeur. Elles ont bon dos ! La conviction de leur rôle dans les affects est si forte qu’on se pose à peine la question de la preuve scientifique de leur influence. Pour la démontrer, la démarche rigoureuse nécessite de réaliser des tests psychologiques et de mesurer en parallèle la concentration d’hormones dans le sang. Ce protocole impose de nombreuses contraintes. Les dosages hormonaux impliquent des prises de sang qui sont considérées comme des actes invasifs, et donc soumis à l’autorisation de comités d’éthique.
Il faut aussi sélectionner scrupuleusement les sujets pour constituer des groupes homogènes, en ayant éliminé les biais liés à l’âge et au niveau socioculturel. En outre, il faut exclure tout participant sous traitements médicamenteux susceptibles d’agir sur les sécrétions hormonales. Quant aux femmes, il s’impose de les tester au même moment du cycle, à condition qu’elles ne prennent pas la pilule… Toutes ces contraintes méthodologiques ne sont que très rarement suivies, ce qui limite sérieusement l’interprétation de la plupart des études.
Saute d’humeur: quelle origine?
Les résultats des travaux visant à corréler état hormonal et psychologie sont souvent contradictoires. C’est le cas des enquêtes réalisées chez les femmes ménopausées soumises à un traitement hormonal substitutif. Il en ressort que les œstrogènes peuvent aussi bien améliorer ou au contraire aggraver les états dépressifs. Chez la femme jeune, de très rares études réalisées au cours du cycle ou de la grossesse montrent une tendance à la dépression associée à la réduction du taux d’œstradiol. Mais attention, corrélation ne veut pas dire relation de cause à effet.
Les hormones peuvent certes agir sur nos états mentaux, en particulier à fortes doses, comme dans les traitements contre la stérilité ou certains cancers. Mais réciproquement, le psychisme peut modifier les sécrétions hormonales. Les joueurs de tennis qui viennent de gagner un match fabriquent de la testostérone mais pas les perdants. Quoi qu’il en soit, c’est lors de bouleversements physiologiques majeurs (grossesse, ménopause, pathologies hormonales) que sont le plus souvent observées les corrélations entre hormones et fluctuations d’humeur.
Mais dans des conditions physiologiques normales, il est impossible de démêler le rôle éventuel des hormones par rapport à mille autres facteurs de l’environnement susceptibles d’affecter nos états d’âme. Nos expériences quotidiennes montrent bien que les variations de 1’«humeur féminine» n’obéissent à aucune loi! Chaque femme a sa propre façon de vivre son cycle menstruel, sa grossesse ou sa ménopause. H n’y a pas de règle universelle qui régirait le comportement de toutes les femmes de la planète sous l’effet des hormones !
Quant aux hommes, ce n’est pas la testostérone qui les incite à exercer leur pouvoir en tant que dirigeant d’entreprise, politicien ou «chef de famille». Des études des relations hiérarchiques dans des sociétés de singes ont montré que l’agressivité et les activités sexuelles sont souvent associées à un taux élevé de testostérone dans le sang. Or ces variations surviennent « après la bataille ». Le mâle qui finit par l’emporter présente, a posteriori, un taux plus élevé de testostérone que le singe perdant. L’extrapolation aux relations sociales humaines ne va pas de soi. Quelques rares données recueillies chez des sujets auteurs d’agressions sexuelles ne montrent pas de modification des taux de base de testostérone. Comment d’ailleurs une simple hormone pourrait.
à elle seule, expliquer les multiples expressions de violence, agression verbale ou physique, viol, meurtre…? En outre, ces comportements agressifs sont généralement masculins, mais pas exclusivement. Les femmes font aussi la guerre et pas seulement de nos jours. À la fin du XVIIIe siècle, en Afrique occidentale, le très riche et puissant royaume du Dahomey possédait une armée de 15000 soldats dont 5000 femmes qui en constituaient le corps d’élite !
Calcul mental et orientation dans l’espace:
Pour les tenants du déterminisme biologique, l’influence des hormones sexuelles concerne non seulement les affects, mais aussi les capacités intellectuelles. Ainsi, pour Doreen Kimura : «La différence entre l homme et la femme dans la compétence en mathématiques est une des plus anciennes découvertes dans le domaine des différences entre les sexes […] Les scores à différents tests d aptitude mathématique ont révélé la supériorité des hommes […] On peut penser que le raisonnement mathématique est lié à la concentration de testostérone chez les hommes mais peut-être pas chez les femmes [.. ,]»
Quand on regarde de près les expériences de Kimura, la prudence s’impose dans l’interprétation. En effet, Kimura s’est contentée de faire des prélèvements de salive pour les dosages hormonaux. Cette approche très approximative ne permet pas de préjuger des taux d’hor-mones effectivement présents dans le cerveau.
Des méthodes de dosages plus fiables, dans le sang, ont été utilisées par quelques équipes dans des études visant à corréler les taux d’hormones sexuelles aux performances cognitives au cours du cycle menstruel. Les résultats sont mitigés. Les uns montrent de mauvais scores d’orientation spatiale quand le taux d’œstrogène est élevé (phase pré-menstruelle), alors que d’autres indiquent l’inverse (ou bien même aucune corrélation). Dans une étude récente, parmi les rares rigoureuses, huit femmes ont été soumises à une batterie de tests d’orientation et leurs taux d’hormones sexuelles ont été mesurés (œstradiol, progestérone, testostérone, LH, FSH) au cours du cycle.
Des questionnaires ont aussi été utilisés pour évaluer d’éventuelles variations d’humeur susceptibles de biaiser les performances dans les tests. Aucune manifestation d’euphorie ou de dépression n’a été rapportée. Sur le plan cogmtif, seul le test de rotation mentale en trois dimensions est corrélé positivement avec le taux de testostérone et négativement avec Pœstradiol. Aucune relation n’a été trouvée avec les autres tests tels que la rotation mentale en deux dimensions ou l’identification de figures
géométriques, qui sont pourtant considérées comme les plus révélatrices des différences de cognition spatiale entre les sexes. En conclusion, les arguments sont bien maigres pour attribuer un rôle significatif aux hormones sexuelles dans les processus cognitifs tels qu’on peut les vivre dans des conditions physiologiques normales. Et ce n’est pas tellement plus clair chez les rats et les souris.
Dans d’autres situations plus «pathologiques» où des hormones sont administrées à forte concentration pour traiter la stérilité ou la ménopause, les effets sur la cognition sont également mitigés. Les études se heurtent à des difficultés méthodologiques liées aux variations dans les doses et la nature des hormones administrées, à l’historique des traitements des patients, à la variabilité des tests cognitifs utilisés… L’analyse rétrospective de travaux, réalisée depuis 1980, sur plusieurs centaines de sujets, montre des effets positifs dans des tests d’attention, de mémoire visuelle et verbale, dans 14 études sur 28. Manifestement, d’autres travaux sont nécessaires pour dégager des conclusions sur l’effet bénéfique des traitements hormonaux substitutifs de la ménopause, sur l’intellect comme sur l’affect. Ce n’est cependant pas le discours tenu par les laboratoires pharmaceutiques dont l’intérêt est de pousser à la consommation d’hormones. Il est difficile aussi de repérer un effet bénéfique des œstrogènes au cours du vieillissement sur l’incidence d’accident vasculaire cérébral ou sur le risque de développer la maladie d’Alzheimer. Jusqu’à présent, les études épidémiologiques sont contradictoires et majoritairement négatives sur l’effet préventif de tels traitements.
Les mâles, la testostérone et l’entraînement:
Comparativement aux études sur les effets cognitifs des œstrogènes chez la femme, les données sur l’action de la testostérone chez l’homme sont peu nombreuses (le sujet est moins porteur pour l’industrie pharmaceutique!). Les travaux de Gouchie et Kimura montrent de meilleures performances dans l’orientation spatiale et en mathématiques chez les hommes dont le taux de testostérone est… bas ! Pour les auteurs, ce résultat n’est qu’apparemment contradictoire avec leur théorie d’un rôle majeur des hormones mâles dans les capacités spatiales. Ils postulent que les circuits neuronaux imprégnés par la testostérone dans la vie embryonnaire deviennent, chez l’adulte, hypersensibles à l’hormone mâle. Ces arguments, nous l’avons vu, restent pure spéculation : impossible de démontrer expérimentalement chez l’humain une origine prénatale des différences cérébrales entre les sexes.
On retrouve là ce même parti-pris déterministe, qui soutient que l’influence précoce des hormones se fait toujours sentir chez l’adulte et reste immuable. Cette vision est contredite par des études montrant que les performances dans les tests d’aptitude varient au cours du temps, non pas en fonction des hormones mais de l’entraînement à passer les tests. Ainsi, les différences entre les sexes dans les tests d’orientation spatiale et de mathématiques disparaissent avec la pratique. En quelques jours, les filles rattrapent le niveau les garçons. Et les scores continuent à progresser au même rythme pour les deux sexes quand on poursuit l’entraînement. Pas de fatalité donc… Il est dès lors difficile de concilier ces résultats avec l’hypothèse de prédispositions différentes entre les sexes et de compétences figées par des contraintes biologiques.