L’insuffisance de détermination génétique
L’insuffisance de détermination génétique
En effet, chez l’animal règne une forte détermination génétique. Ses comportements sont déterminés par le programme génétique qui se manifeste par l’instinct. Sur le plan des rapports à l’autre sexe, tout est ainsi déterminé dans une chorégraphie précise, commune à tous les membres de l’espèce. Si on prend les amours du faisan et de la poule faisane, leur ballet d’amour est codifié, vraisemblablement selon un mode d’emploi totalement déterminé génétiquement ; les partenaires ont le mode d’emploi du sexe et de ses préliminaires. Si, par contre, on observe un couple humain, le spectacle est, disons, pathétique : chacun est seul, emporté et désemparé, suspendu à ce que l’autre pense, poussé par quelque chose qu’il ne maîtrise pas, dont il ne reconnaît pas l’origine, une force qui lui est, d’une certaine manière étrangère, qui échappe à toute raison. Cette force, appelons-la par son nom : c’est la pulsion, el il n’y a, de fait, pas de mode d’emploi pour canaliser l’exigence pulsionnelle. Pour autant, cette absence de mode d’emploi porte en elle le germe de la liberté individuelle, de la singularité, chacun bricolant à sa manière pour que la pulsion puisse enfin se décharger.
Une distinction s’impose donc ici, celle qui différence radicalement instinct et pulsion qui ont souvent été utilisés de manière interchangeable. L’instinct est un comportement issu du programme génétique, alors que la pulsion est justement le produit de l’insuffisance de détermination génétique . Cette insuffisance, c’est ce qui force chacun de nous à s’inventer, à se faufiler au milieu d’exigences qui le débordent. Chacun se révèle forcé à être libre, et cette liberté le sert et le dessert tout à la fois. Elle peut l’amener au bonheur comme au malheur, à la créativité comme à la destructivité. N’est-ce pas là l’essence même de la condition humaine ?
Le quotidien de la clinique révèle ce qui ne fonctionne pas, ce qui ne répond pas au programme. On pourrait même dire quelle manifeste les diverses façons dont le sujet pâtit de la condition humaine. La perplexité face aux exigences pulsionnelles y joue une grande part. C’est ce qui arrive par exemple à l’enfant ou au jeune adolescent, débordé par une jouissance qui l’envahit soudain et qui lui apparaît comme étrangère. Fondamentalement, le petit d’homme vient au monde sans savoir comment se débrouiller ni avec le vivant qui le constitue ni avec le monde qui l’entoure.
D’autres exemples nous sont fournis par la vie d’aujourd’hui. Certains très banaux comme la passion pour les gadgets. La publicité, le marketing proposent une infinité d’objets qui passent presque sans transition du statut d’objets de convoitise à celui de déchets. C’est le cas du téléphone portable, tout de suite démodé, à changer absolument. On se retrouve en liste d’attente pour quelque chose que l’on jettera peu après. La promesse de bonheur à travers l’objet triomphe pourtant : sans cette prothèse, on souffre, on est en manque. Une fois obtenu l’objet tant voulu, celui-ci perd sa valeur illusoire, et un nouvel objet de remplacement s’impose. Le marché suit très bien la logique de cette compulsion : il y a toujours quelque chose de manquant qui nous tourmente. On n’accède pas à ce plaisir supposé qui se soustrait dès qu’on obtient l’objet. On retrouve ce mécanisme de recherche compulsive d’un plaisir évanescent chez les toxicomanes. D’ailleurs, il existe des toxicomanies sans substance, lorsqu’une dépendance à une conduite s’installe, comme dans la passion du jeu, le sexe compulsif ou lorsque l’usage du Net se change en addiction. Nous traiterons plus en détail des aspects neurobiologiques de ce type de phénomènes au chapitre .
Au centre de toutes ces dépendances, il y a la compulsion à reproduire à l’infini, jusqu’au non-sens, des comportements qui font miroiter un plaisir qui se dérobe. Non seulement il se dérobe, mais ce comportement s’érige en un système de jouissance où le plaisir conduit inévitablement au déplaisir, où le plaisir est consubstantiel au déplaisir, où plaisir et déplaisir sont noués de façon indissociable. De la même façon, les scénarios fantasmatiques, inconscients, qui se développent à notre insu, établissent une sorte de dépendance : le fantasme ne cesse de pousser le sujet dans une direction contraire à son bien ; il ne cesse de se répéter de façon compulsive en s’enfermant de plus en plus dans la répétition. C’est de mener au-delà de cet enfermement compulsif que vise la cure analytique. Son but n’est pas seulement de viser le sens, la compréhension de ce qui s’est plus ou moins mal fait au gré de la vie de chacun ; il est surtout de déconnecter le sujet de ce système de jouissance que constitue le fantasme. Au fond, le projet d’une analyse, c’est de faire que, d’esclave du fantasme, chacun puisse devenir un auteur un peu plus libre de son devenir. Et l’enjeu n’est pas seulement individuel. Chacun doit trouver sa propre réponse (réponse et responsabilité ont la même étymologie). De sa réponse, chacun est responsable, pas seulement sur le plan individuel, mais aussi au plan collectif.