Suivi ambulatoire
Généralités :
La majorité des patients atteints d’anorexie mentale ne sera jamais hospitalisée (c’est le cas pour la moitié dans notre recrutement). Et pour celles qui le seront au moins une fois au cours de l’évolution de leur maladie, il ne s’agira de toute façon que d’une courte parenthèse dans une prise en charge qui se compte en années. Ceci souligne l’importance d’un suivi ambulatoire de bonne qualité et adapté à cette pathologie. Pour s’engager dans un tel suivi, le médecin doit pouvoir répondre à plusieurs impératifs :
– être capable d’entrer véritablement en contact avec la patiente, au-delà de symptômes parfois provocateurs ;
– savoir faire le diagnostic, et le partager avec la patiente et avec sa famille ;
– tenir son rôle de médecin et en préciser les limites ;
– s’engager dans le long terme, car comme on l’a vu, il s’agit toujours d’histoires longues.
Ce suivi repose sur un engagement réciproque de la part du médecin et de la patiente, qu’on appelle le projet de soins (voir plus loin). En effet, il n’existe pas de traitement univoque de l’anorexie à proprement parler, et c’est autour de ce projet et grâce à lui que l’on va pouvoir assurer cette prise en charge longue, difficile et parfois décourageante, mais essentielle. Le travail avec les parents est également indispensable et fait partie intégrante de ce suivi.
La première consultation médicale :
Premier contact avec le médecin généraliste ou le pédiatre :
Il représente toujours en médecine une étape essentielle pour le bon déroulement du suivi ultérieur. Mais avec les patientes atteintes d’anorexie mentale, il s’agit d’un enjeu véritablement décisif, comme le soulignait déjà Lasègue dans sa description historique de L’Anorexie hystérique (1873) : « Une première faute médicale n’est jamais réparable. A l’affût des jugements qu’on porte sur elles, de ceux surtout auxquels s’associe la famille, elles (les anorexiques) ne pardonnent pas et, considérant qu’on a commencé les hostilités, elles s’attribuent le droit de les continuer avec une ténacité implacable ».
Nous dirons, de façon moins dramatique, qu’il faut effectivement éviter certains pièges lors de cette première consultation si l’on veut atteindre son principal objectif, qui est tout simplement de réussir à établir un contact authentique avec la patiente.
Conditions de la consultation :
Elles doivent être adaptées, et il est souhaitable, dès la prise de rendez-vous, de préciser comment l’on procédera. Cette première consultation survient en effet rarement de manière tout à fait inopinée. Elle est fréquemment précédée d’un ou plusieurs appels téléphoniques des parents, généralement à l’insu de la patiente, voire de personnes de l’entourage appelant elles aussi à l’insu des parents ! Tout ce qui peut être fait avant la consultation comme clarification des positions de chacun est nécessaire : la patiente doit être prévenue de ce rendez-vous, de son motif, et du fait qu’elle y sera reçue seule, par un médecin. Les parents doivent savoir que l’on a besoin d’eux, soit dès la première fois, soit à la suivante. Si ce travail de préparation n’a pu être réalisé avant, et que le contexte de la consultation paraît confus, il est préférable de le faire en introduction en recevant brièvement l’adolescente avec ceux qui l’accompagnent.
L’avantage de commencer par le tête-à-tête avec la patiente est d’éviter d’être prisonnier d’emblée du discours parental, souvent difficile à contenir, et par conséquent d’être aussitôt assimilé à eux par l’adolescente qui risque de se fermer complètement.
Lorsque l’on est inconnu de la patiente, il faut d’abord se présenter, en tant que médecin, et annoncer que l’on propose une consultation générale, avec un examen clinique, en lui indiquant clairement qu’elle a droit à la confidentialité. Ses parents seront reçus, en sa présence, en fin de consultation.
Précisons qu’il est indispensable de disposer d’un temps suffisant, 40 à 60 minutes en moyenne, et qu’en cas d’impossibilité, il vaut mieux reprendre date à une courte échéance après ces présentations.
Anamnèse:
Les premiers échanges :
L’entretien débute systématiquement par les questions : « pourquoi venez-vous ? », et peut-être surtout : « qui demande quoi ? » même si les réponses nous apparaissent parfois évidentes. C’est à cette adolescente-là que l’on s’adresse, c’est avec elle que l’on va essayer de travailler, sans a priori.
Les réponses sont rarement explicites, souvent embarrassées : « je ne sais pas », « c’est ma mère… », « on (un professeur, un médecin, un ami des parents, etc.) m’a dit de venir ».
Parfois, un symptôme est annoncé, soit directement en rapport avec l’anorexie : « j’ai maigri », soit plus indirectement : « je suis fatiguée, constipée », ou encore : « j’ai une carence en fer ». D’autres fois encore, c’est le mutisme.
Ces divers types de réponses peuvent prendre des tonalités différentes, soit dépressives, soit triomphantes dans une attitude de défi auquel on se gardera bien évidemment de répondre. Il faut par contre tenter d’aller plus loin avec elle : « et vous-même, qu’en pensez-vous ? », soulignant ainsi que ce n’est qu’avec elle que l’on veut continuer cet entretien. Lorsque la jeune fille refuse la consultation à laquelle elle a été « traînée » contre son gré, il faut lui proposer d’essayer de transformer cette contrainte en une occasion pour elle de faire le point. A moins d’une situation d’urgence vitale évidente (cf. infra), il ne faut pas poursuivre sans un minimum d’accord avec elle, et là aussi, il peut être nécessaire de reprendre un autre rendez- vous après en avoir exposé les raisons en présence des parents.
L’interrogatoire :
Une fois ces bases posées, on peut approfondir l’interrogatoire médical classique, en s’efforçant d’intégrer l’histoire de la maladie dans l’histoire plus générale de cette jeune fille et de sa famille.
La question des antécédents personnels et familiaux constitue souvent un bon moyen de faire connaissance. On peut dessiner un petit arbre généalogique, qui permet de repérer d’où vient cette jeune fille, quelle est sa famille, et le cas échéant, les événements de leur histoire qui puissent être éclairants eu égard à la maladie.
L’étude du carnet de santé, indispensable au plan médical, est généralement un moment riche : elle permet de reconstruire avec l’adolescente sa courbe staturo-pondérale.
C’est dans ce contexte que l’on va préciser l’histoire de la maladie et que l’on va mettre en évidence, avec la patiente, l’ensemble des éléments du diagnostic.
On constate l’infléchissement, voire l’effondrement plus ou moins rapide de la courbe de poids, le retentissement éventuel sur la croissance staturale, tandis qu’on l’interroge sur l’aménorrhée, primaire ou secondaire. C’est l’occasion de lui demander ce qu’elle en pense, se trouve-t-elle trop grosse, se pèse- t-elle souvent, comment a-t-elle vécu ses premières règles ?
L’existence de signes fonctionnels, parfois minimisés ou déniés, doit être recherchée :
– asthénie, volontiers occultée par l’hyperactivité (si elle est ressentie, est-ce récent ?), témoignant peut-être aussi d’un mouvement dépressif ;
– troubles du sommeil (de même signification) ;
– troubles digestifs, que la patiente évoque plus facilement que ses préoccupations alimentaires : une constipation, divers symptômes post-prandiaux (ballonnements, éructations, douleurs, etc.) ;
– frilosité excessive ;
– quant à l’aménorrhée : qu’en pense-t-elle ? Comment la vit-elle ?
Les troubles du comportement alimentaire sont rarement énoncés spontanément. Il faut donc poser des questions directes sur le sujet : existe-t-il, ou « vous arrive-t-il de faire..? » :
– des restrictions alimentaires, quantitatives ou qualitatives, avec tri et sélection de certains aliments, jugés néfastes ou trop riches, des comptes de calories, etc. ;
– une manière particulière de préparer ou de consommer ses repas (manger seule, très lentement, etc.) ;
– une polydipsie (tisane, thé et autres bouillons), ou même une véritable potomanie ;
– les préoccupations concernant l’alimentation reviennent- elles souvent en dehors du moment du repas ?
De même, on demande s’il lui est déjà arrivé d’avoir des accès boulimiques (en précisant ce que l’on entend par là), des vomissements provoqués, 011 de prendre des médicaments « amaigrissants » (laxatifs essentiellement).
La question : « comment se passent les repas à la maison ? » est généralement le moyen d’en apprendre beaucoup sur ces différents points, tout en donnant des renseignements essentiels sur le climat familial, marqué inévitablement par des conflits autour du repas.
Puis on l’interroge sur son mode de vie, ses activités et ses relations :
– au plan scolaire, s’il est habituel de se trouver face à une bonne élève, il faut néanmoins s’enquérir du « comment », c’est-à-dire de la quantité et de la manière dont elle travaille (inquiète et insatisfaite, s’astreignant à des emplois du temps extrêmement lourds et rigides). Mais on peut également rencontrer des jeunes filles aux résultats médiocres, parce qu’elles sont déprimées, ou pour toute autre raison ;
– les activités extra-scolaires sont généralement limitées, mais investies de la même manière que le travail scolaire. On est ici face à l’hyperactivité qui caractérise ces patientes, mais qui peut, à un stade avancé de la maladie, avoir cessé. Il faut néanmoins aller un peu plus loin, en recherchant une hyperactivité physique très souvent occultée : course à pied, gymnastique en chambre, etc., dont l’intensité peut impressionner en regard de l’état somatique !
— au plan familial, quelles relations a-t-elle avec ses parents et ses frères et sœurs, persiste-il des échanges de bonne qualité en dehors de ce qui tourne autour de ses symptômes ?
— quel est son univers relationnel extra-familial : a-t-elle des ami(e)s, qu’elle fréquente réellement, voire un petit ami, ou d’autres personnes sur lesquelles elle peut s’appuyer, ou bien, comme c’est le cas le plus fréquent, est-elle très isolée ? A-t-elle ou plutôt a-t-elle déjà eu des relations sexuelles ?
Ces premiers échanges nous permettent d’apprécier l’état psychique de la jeune fille : est-elle entièrement « remplie » par ses préoccupations alimentaires ou les dénie-t-elle ? Se sent- elle manifestement toute-puissante, au contraire est-elle en permanence sur la défensive, déprimée ou complètement « au bout du rouleau » ?
Durant tout cet entretien, le médecin doit savoir écouter en se gardant de toute attitude de jugement ou de reproche, quelles que soient les aberrations de cette part d’elle-même que livre la jeune fille.
Examen clinique :
Après cette ébauche de dialogue, l’adolescente accepte peut-être mieux l’examen clinique, dont elle admet au moins que nous le jugions indispensable. C’est l’élément central qui situe notre rôle de médecin face à la réalité du corps de l’anorexique, corps souvent masqué dans la salle d’attente par des vêtements en quantité inversement proportionnelle au nombre de kilos.
C’est un examen clinique complet, détaillé et commenté, respectueux d’un corps dont la maigreur extrême nous apparaît, il est vrai, parfois insupportable.
La mensuration et la pesée (pas toujours facile à obtenir) nous donnent la mesure de son état actuel, et sont reportés sur la courbe staturo-pondérale sans qu’il soit souhaitable de faire d’autres commentaires. On explique ce que l’on constate d’anormal par ailleurs en le reliant à l’amaigrissement : la bradycardie, la tension artérielle difficile à prendre, la finesse et la sécheresse de la peau, le lanugo, l’allongement du temps de recoloration cutanée, l’acrocyanose, l’hypothermie. On évalue son développement pubertaire (stades de Tanner), que l’on situe dans la marche naturelle vers un corps de femme… autre occasion de reparler des règles, de l’aménorrhée et de la régression du volume des seins.
Diagnostic :
En s’appuyant sur cette première partie de consultation, et en s’adressant à une patiente que l’on a reconnue comme notre interlocutrice à part entière, on va pouvoir parler du diagnostic d’anorexie. Il n’est en effet généralement pas besoin d’attendre d’éventuels bilans pour faire ce diagnostic, mais il n’est pas question de se contenter de l’assener sans l’expliquer.
Anorexie et mentale sont deux termes qui soulignent cette intrication, alors qu’il s’agit d’une même et unique personne. Il est important de rassurer la jeune fille sur l’absence de folie que le mot « mental » évoque souvent, tout en indiquant la part de responsabilité personnelle qu’il lui renvoie. S’il est dangereux de se lancer dans des explications générales sur les mécanismes de l’anorexie (lesquels ?), il est néanmoins utile de la situer dans le cadre des difficultés face aux transformations de l’adolescence. On parle également des limites médicales que l’on ne pourrait franchir sans danger grave, des risques de complication aiguë plus ou moins dramatique, du risque de mort. Il ne s’agit pas de menaces, mais d’expliquer ce que nous, médecins, constatons et pouvons craindre dans son état physique.
Examens complémentaires :
Il n’est pas question de développer ici toutes les complications de l’anorexie et par conséquent de détailler tous les examens complémentaires que l’on peut être amené à prescrire dans cette affection. Cependant, un bilan biologique minimal est indispensable. On demandera systématiquement une numération-formule sanguine, une vitesse de sédimentation, une CRP et un ionogramme complet (avec urée, créatinine, calcémie et phosphorémie). Ces examens ont essentiellement pour but d’éliminer un des rares diagnostics différentiels (colite inflammatoire) et surtout d’apprécier le retentissement du trouble du comportement alimentaire. Il ne faut certainement pas en attendre, ni en faire attendre, des éléments du diagnostic positif.
Propositions thérapeutiques :
C’est donc au terme de cette première, voire deuxième consultation, que le médecin va préciser à l’adolescente les modalités de prise en charge qu’il lui propose. Les notions de long terme et de redoutable ténacité de cette affection – « ça ne guérit pas tout seul », pas plus qu’on « ne tombe anorexique » — doivent être annoncées. On s’engage clairement dans un projet de soins (cf. infra) que l’on définit plutôt comme un accompagnement vers une guérison possible, un soutien médical actif dans la bataille que devra mener la patiente « à son corps défendant » pour échapper progressivement à l’emprise de l’anorexie. On évoque les différentes possibilités envisagées, suivi en consultation et à quel rythme, ou projet d’hospitalisation à plus ou moins longue échéance.
Les parents :
Ils vont être reçus dans le dernier temps de la consultation, en présence de leur fille. Cette première rencontre ne permet pas d’aller très loin avec eux, pour une question de temps, mais aussi afin de préserver ce qui vient de se construire avec leur fille. C’est en effet un moment difficile pour tout le monde, tant la divergence des points de vue peut sembler irrémédiable. On redoute parfois d’avoir à « choisir son camp », alors qu’il faut, à l’opposé, s’efforcer d’établir une alliance thérapeutique avec les parents autour du suivi de la jeune fille. Eux aussi doivent être entendus avec empathie, en comprenant ce que leur situation a de pénible. Ils ont besoin d’être reconnus dans leur rôle de parents, souvent initiateurs — parfois bien tardivement — du suivi médical de leur fille. Leur version des choses, leur vécu quotidien et leurs réactions sont écoutés sans critiques ni jugement. Si l’adolescente se sent mise à mal par les contradictions qu’apporte le discours parental – elle peut se mettre à pleurer ou vouloir sortir — le médecin doit essayer de faire une place à chacun, tout en reconnaissant ces regards différents, piégés par la maladie.
On reprend avec eux les éléments du diagnostic fait avec leur fille, en respectant la confidentialité, et la proposition de projet de soins dans laquelle on les implique également. Pour eux aussi, il s’agira d’une histoire de longue haleine, demandant une réelle participation de leur part et une nécessaire remise en cause.
Conclusion de cette première consultation :
La consultation doit se terminer sur des propositions clairement définies. Une deuxième consultation à court terme peut être nécessaire pour réaliser le travail que l’on vient de décrire, ou pour laisser à la patiente, ou à ses parents, le temps de donner leur accord. Dans d’autres cas, on sera déjà engagé dans un projet de soins, le prochain rendez-vous étant fixé avec des objectifs précis, concernant tel ou tel aspect pondéral, comportemental ou relationnel.
Le suivi en consultation:
Place et rôle du médecin :
Nous avons détaillé un type de cheminement que l’on peut suivre lors de la première consultation, parce que c’est là que risque de se dresser une barrière essentielle. En effet, les anorexiques ne facilitent pas l’établissement de la relation de soins, qui est souvent perçue comme une intrusion dans leur système, voire comme une menace. On a parfois l’impression d’être face à des « bastilles » imprenables. Le déni et la volonté de toute-puissance, caractéristiques de l’anorexie, heurtent violemment non seulement l’entourage, mais aussi le médecin qui ne peut rester insensible face au défi que semblent lancer ces patientes et aux dangers qu’elles courent. Mais le déni n’est pas nécessairement synonyme de refus, opposition et conflit.
Bien souvent, c’est derrière un gentil sourire qu’il apparaît : « merci docteur, maintenant j’ai compris, je mange, inutile de revenir vous voir… ». Il ne s’agit pas ici de mensonges, mais bien de convictions erronées, auxquelles l’adolescente s’accroche avec une énergie telle qu’elle convainc fréquemment son entourage, et parfois le médecin avec. Quant à la volonté de toute-puissance, si elle apparaît souvent au travers d’attitudes de défi : « je suis en pleine forme » ou bien « je suis encore trop grosse », émanant d’une adolescente cachectique, elle ne doit pas trop impressionner : la fragilité la plus grande n’est pas loin (voir plus loin : Indications et objectifs de l’hospitalisation). Ces difficultés et ces mécanismes particuliers aux anorexiques doivent être connus du médecin pour aborder et supporter ces patientes, de façon à dépasser les frustrations et éviter les affrontements inutiles.
L’existence de tentatives de prise en charge antérieures ou parallèles doit être recherchée. En effet, il peut exister de dangereuses ambiguïtés sur ces autres consultations, « oubliées » ou présentées superficiellement comme des échecs. Il peut s’agir au contraire de refus face à des propositions thérapeutiques tout à fait adaptées faites par un autre intervenant, la patiente et la famille étant alors dans une quête du « mieux- disant », souvent synonyme de moins-disant, c’est-à-dire du plus complice avec le symptôme et son déni. Cependant, il faut aussi savoir s’engager après avoir clarifié ces antécédents éventuellement négatifs.
Sitôt la relation de soins engagée, vient la question du contenu du suivi médical que l’on peut proposer. Il n’est pas ici possible de prendre pour objectif la guérison de ces malades, c’est-à-dire la cessation pure et simple de leur comportement pathologique. Néanmoins, il ne faut pas en conclure qu’il n’y a par conséquent rien à faire et abandonner cette patiente embarrassante. Au contraire, dans une pathologie tellement tyrannique, à l’égard de la jeune fille et de son entourage, il est primordial que quelqu’un d’extérieur puisse tenir le cap.
L’implication majeure du corps et les risques somatiques de l’anorexie nous semblent placer naturellement le médecin en première ligne. Son rôle peut être défini par trois tâches essentielles :
– la première est de s’engager comme garant de la santé et de ses limites vitales, et il faudra toujours y revenir ;
– la deuxième est une tâche de « guidance » dans une histoire où la patiente et son entourage seront sans cesse piégés par le symptôme ;
– la troisième est le maintien d’une attitude chaleureuse et empathique vis-à-vis de la patiente, dans une situation aux apparences de défi et de glacis relationnel.
Mais une articulation du médecin qui suit la patiente avec d’autres intervenants est indispensable. Il est rare, et probablement non souhaitable, que le médecin reste seul tout au long du suivi. La question essentielle de la psychothérapie ou du recours au psychiatre, d’une part ne sera jamais « automatique » mais au contraire préparée et accompagnée ; la nécessité de l’intervention d’un spécialiste hospitalier, d’autre part, peut répondre à différentes situations : ce peut être par besoin d’un référent qui restera en deuxième ligne, comme une sorte de superviseur tout au long du suivi. Et le cas échéant, lorsque le médecin traitant se sent débordé et songe à passer la main, il est de beaucoup préférable d’avoir déjà pris des contacts avant que la situation ne devienne véritablement critique, de façon à éviter un brutal abandon en situation d’échec. C’est également nécessaire dans la préparation d’une éventuelle hospitalisation, qui devra, autant que faire se peut, être soigneusement anticipée et préparée (voir plus loin : Préparation à l’hospitalisation sous contrat). Par contre, il est généralement inutile, voire néfaste, de faire appel à une diététicienne ou à un nutritionniste de même qu’il n’y a pas lieu de se lancer dans des bilans médico-biologiques sophistiqués, endocriniens ou autres.
Le projet de soins :
L’absence de conduite thérapeutique bien codifiée et la lenteur de l’évolution de l’anorexie imposent au médecin la recherche permanente de repères pour situer son intervention.
Le long terme est en effet dans cette histoire tout à la fois le meilleur allié et le pire ennemi. Que l’on prépare une hospitalisation ou que l’on s’en tienne à un suivi ambulatoire, il est indispensable au mûrissement du projet thérapeutique proposé. Il est surtout la dimension de base dans laquelle s’inscrit notre engagement réciproque vers la guérison, qui se compte en années, rappelons-le. Mais il représente aussi un facteur de risque important dans la relation de soins, ainsi exposée au découragement, aux dérapages et aux ruptures.
C’est pourquoi on s’attache, au fur et à mesure des consultations, à définir des objectifs de soins dans lesquels on demande à la patiente de s’impliquer activement. Il peut s’agir :
– du principe même du suivi en consultation, de son rythme et de ses conditions ;
– de l’évaluation du poids et de l’état clinique. Le premier objectif est d’arrêter la chute pondérale. Il est presque toujours nécessaire de définir des limites de sécurité en deçà desquelles le suivi ambulatoire ne pourra plus être poursuivi : poids minimal essentiellement, tension artérielle ou fréquence cardiaque le cas échéant, la survenue de malaises ou a fortiori d’un épuisement étant à tout moment une situation d’urgence médicale. De façon plus active et positive, on fixe quelquefois un minimum de prise pondérale à atteindre ;
– du renoncement à tel ou tel aspect du trouble du comportement alimentaire (les pesées quotidiennes, le contrôle des courses et du menu de toute la famille, les comptes de calories, les exercices physiques, etc.).
Si les priorités du suivi médical concernent la réalité corporelle de l’adolescente et son symptôme, clef d’entrée dans cette histoire, il faut parallèlement tout faire pour élargir, autour de cet axe essentiel, le champ des préoccupations partagées avec la patiente : on ne peut s’en tenir à une surveillance clinique étroite, dans laquelle rapidement il ne serait plus question que de kilos et de calories. Il est primordial d’aider l’adolescente à s’intéresser à elle-même en d’autres termes que ceux que lui dicte sa maladie. La surveillance du poids est indispensable, comme celle des autres éléments cliniques, car il s’agit de facteurs vitaux, mais l’attention du médecin et les objectifs de soins doivent porter, avec chaleur et empathie, sur l’ensemble de la personne.
– Au plan physique, hormis le poids : les symptômes ressentis, les plaintes éventuelles, les questions d’image corporelle, les craintes pour l’avenir et les séquelles éventuelles (la stérilité par exemple), etc. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de signes fonctionnels ou parce que l’anorexique semble leur accorder une importance qui nous semble excessive eu égard à la gravité du tableau clinique qu’il faut les négliger.
Une écoute attentive, des explications et des conseils simples, parfois un traitement ponctuel, seront les bienvenus pour améliorer une constipation, des troubles du sommeil, des problèmes dermatologiques (peau sèche, engelures fréquentes et parfois graves, perte de cheveux)
Au plan psychique : comment l’aider à acquérir une certaine liberté de pensée en dehors de ses obsessions alimentaires, lui permettre de se laisser aller à un mouvement dépressif, comment et quand l’adresser au psychothérapeute, comment soutenir la psychothérapie ?
– Au plan relationnel et social enfin : l’intérêt que l’on porte à ses relations et à ses activités peut l’inciter à mieux investir ces éléments positifs, sur lesquels elle s’appuiera ensuite pour avancer. Nous n’aborderons pas ici les questions spécifiques des relations familiales.
Dans ces différents domaines, on détermine donc avec l’adolescente des objectifs – ou des impératifs – selon sa situation. C’est ce qui sera contenu de façon claire dans le projet de soins. Celui-ci, adapté et modifié tout au long de l’évolution, permet par sa fonction de « tiers » d’éviter les oppositions frontales et les bras de fer médecin-malade : il permet de rappeler les objectifs de soins comme une nécessité préétablie en commun, plutôt que comme une exigence personnelle du médecin qui apparaîtrait tôt ou tard arbitraire et toute-puissante, aboutissant quasi inéluctablement à une mise en échec de la prise en charge. Le projet de soins est un outil essentiel qui sert également de guide et de témoin lorsque le temps brouille un peu les cartes.
Les parents :
La question des parents mérite une attention particulière, car elle est essentielle à la réussite de la prise en charge thérapeutique. Mais elle n’est pas simple, car elle apparaît souvent comme en opposition radicale avec le suivi personnel de l’adolescente. Si l’on s’en tient aux symptômes de l’anorexique et aux réactions de ses parents, il existe effectivement le plus souvent une divergence de points de vue qui paraît irrémédiable. Il est par conséquent primordial de les aider à se dégager du symptôme, c’est-à-dire qu’ils doivent être d’abord déchargés de la surveillance de la santé de leur fille, et par conséquent de son alimentation, ce qui peut s’avérer très difficile à leur faire accepter… Les parents nous sollicitent souvent pour des conseils pratiques, et des « recettes » face à l’anorexie. Le seul conseil clair et directif qu’on puisse leur donner est de cesser d’intervenir dans l’alimentation de leur fille, de quelque manière que ce soit (menaces, supplications, promesses, soumission aux « diktat » de la patiente, etc.). En effet, toutes leurs interventions ne font, comme ils en ont souvent déjà fait l’expérience, que renforcer ou déplacer le trouble du comportement de leur fille.
Par contre, leur rôle de garants du suivi médical de leur fille doit être souligné. C’est également vis-à-vis d’eux que le médecin s’engage comme garde-fou de la santé de leur enfant, mais en leur demandant à leur tour de tenir le cap de ce suivi. Leur adhésion et leur participation au projet thérapeutique sont indispensables. Cela suppose de pouvoir les recevoir régulièrement, même si les consultations sont prioritairement celles de leur fille. Ils ont grand besoin d’être soutenus dans l’épreuve qu’ils vivent au quotidien, et confortés dans la nécessaire remise en cause que leur impose cette maladie si particulière. Il est fréquent d’avoir recours, pour eux aussi, à l’intervention d’un – ou de deux – psychothérapeute(s), différent(s) de celui qui suit leur fille.
Dans les situations de découragement, voire de refus total de la part de leur fille, leur intervention en tant que parents est déterminante. Cela suppose qu’on ait déjà fait avec eux le travail nécessaire à la clarification des positions de chacun.
Vacances, sport, école :
Au cours du suivi des anorexiques, le médecin est fréquemment sollicité par les parents et la patiente à propos de certaines questions très stéréotypées, dont il n’est pas toujours facile de se dépêtrer.
Les vacances :
« Docteur, nous avions prévu un séjour linguistique en Angleterre, un stage multisports, un voyage en Egypte…, ça lui ferait tellement plaisir, que faisons-nous ? »
Dans le cas de situations médicales précaires, il est bien évident que le médecin doit refuser toute prise de risques supplémentaires, et si vacances il y a, il faut prévoir – et organiser le cas échéant – une surveillance médicale de sécurité durant cette période : contact avec un médecin sur place, courrier, rythme de consultations minimal, etc.
Cependant, lorsqu’on se trouve dans une situation de risques moindres, il convient d’éviter deux écueils : le premier est de vouloir faire plaisir, et « d’accorder » les vacances espérées, cautionnant ainsi ce qui est le plus souvent un déni de la maladie par la famille. Le deuxième est au contraire de dramatiser la situation, en exagérant les risques encourus, et de refuser toute souplesse dans une position de médecin tout-puissant.
La bonne réponse se situe par conséquent entre ces deux pôles, en autorisant ce qui n’expose pas a priori à des dangers particuliers, sans dénier la maladie. Cela signifie qu’il faut aussi laisser les parents et l’adolescente responsables de leur choix, dans la limite de sécurité qu’on leur donne. La précaution minimum sera d’accepter l’idée d’une consultation médicale sur place au moindre doute, devant des symptômes inhabituels ou face à une majoration du trouble du comportement alimentaire.
La pratique du sport :
Malgré une hyperactivité physique plus ou moins intense, et plus ou moins occultée, la question de la dispense de la gymnastique à l’école est souvent posée. Le médecin ne doit pas rentrer dans ce bel exemple de paradoxe fréquemment rencontré chez ces patientes. Il doit rappeler que tout exercice physique dépense de l’énergie, et fait maigrir lorsque l’on est en phase d’apports alimentaires insuffisants. Dans l’anorexie mentale, la priorité serait donc d’arrêter ces activités. Mais l’éducation physique et sportive (EPS) fait partie de la vie scolaire normale avec ce que cela comporte comme éléments positifs de socialisation, mais aussi de confrontations aux limites. Si l’état physique de la jeune fille ne lui permet plus la pratique de l’EPS, c’est qu’elle n’est plus capable non plus de vivre une vie autonome normale. On est alors dans une perspective d’hospitalisation à plus ou moins court terme, et la dispense de gymnastique peut être nécessaire transitoirement.
L’école :
De manière générale, la question de la fréquentation de l’école se pose dans les mêmes termes que l’EPS, c’est-à-dire soit elle est possible normalement, soit on est dans un projet d’hospitalisation. Malheureusement, la bonne qualité des résultats scolaires (parfois EPS y compris !) sert souvent de « couverture rassurante » face aux perturbations physiques et psychologiques, voire d’alibi pour éviter de prendre la maladie vraiment au sérieux.
La question de la liaison avec le médecin scolaire est délicate et affaire de cas particulier. Si, comme c’est trop rarement le cas, c’est celui-ci qui a fait le diagnostic d’anorexie ou qui a initié le suivi médical, il est bien entendu nécessaire de lui donner un retour de l’information. Dans les autres cas, il ne paraît pas forcément souhaitable d’informer systématiquement l’école et le médecin scolaire. En effet, le risque est d’aboutir, avec la meilleure volonté du monde, à des arrangements très particuliers entre le système scolaire et la patiente, qui deviennent en fait une adaptation aux symptômes participant au déni de la gravité de la situation.
Rechutes et survenue de conduites boulimiques :
Les rechutes :
Elles font partie de l’évolution habituelle de l’anorexie mentale. Plus que de rechute, il convient de parler de renforcement du symptôme succédant à des améliorations. Ce sont des périodes difficiles, car les quelques progrès péniblement obtenus paraissent réduits à néant, et tout le monde — patient, parents et médecin – est au bord du découragement. Pourtant, c’est précisément là que le médecin doit assurer la continuité, refixer des objectifs et des limites de sécurité, tout en s’efforçant d’aider à la compréhension de tels épisodes : les progrès étaient-ils trop rapides, dans un mouvement volontariste intenable pour la patiente, a-t-elle eu peur — comme c’est fréquent – d’être abandonnée dès qu’elle irait mieux, existe-t-il un mouvement dépressif au premier plan ou s’agit-il d’un réinvestissement actif du comportement anorexique ?
Ces questions doivent être posées avec la patiente, ses parents, et si possible parallèlement avec le psychothérapeute. Si celui-ci n’existe toujours pas dans la prise en charge, ce peut être une occasion d’en indiquer la nécessité afin d’essayer de se dégager de la répétition des symptômes. Lorsqu’il y a déjà eu hospitalisation, il importe de refaire le point avec l’équipe concernée sur cette situation de crise, et sur les conditions qui pourraient entraîner ou contre-indiquer une réhospitalisation.
Boulimie, polyclipsie ou autres modifications sensibles :
La survenue de telles modifications des troubles du comportement alimentaire doit être sans cesse évaluée, en toile de fond du suivi. En effet, il est habituel d’assister à une certaine boulimie dans les phases de reprise pondérale mais celle-ci est volontiers cachée. Il importe pourtant d’interroger et de rassurer la patiente sur ces conduites qui la paniquent souvent complètement, associées à des fantasmes plus ou moins monstrueux. On peut être amené à reparler plus précisément d’alimentation pour l’aider à se défendre contre ces dérapages : se faire un repas équilibré sur un plateau limité, et s’y tenir ; ne pas manger seule, etc. Surtout, il faut être particulièrement attentif à l’état psychique de la jeune fille, très malmenée par ces pulsions déroutantes qui la rendent parfois suicidaire. La liaison avec le psychothérapeute est là aussi hautement souhaitable, et parfois une hospitalisation de courte durée peut être utile, dans un but de sédation de cette boulimie. Ecoutée, rassurée et encadrée, la patiente réussit généralement à trouver des limites et des protections lui permettant de supporter quelques accès boulimiques, à l’opposé de certaines chez lesquelles ce comportement passera au premier plan, parfois définitivement.
La polydipsie est banale chez les anorexiques, lorsqu’elle consiste à « se nourrir » de un à deux litres/jour de tisanes, thé et autres bouillons. Lorsqu’il y a passage à une véritable potomanie, outre les mêmes risques psychopathologiques que pour la boulimie, il y a risque d’intoxication aiguë par l’eau, parfois dramatique. L’existence de céphalées avec nausées en fin de journée en est un des témoins qui doit être recherché, éventuellement associé à un dosage de la natrémie en fin d’après-midi.
Et ces règles qui tardent à (re)venir…
Après des mois, voire des années, le retour spontané des règles est souvent vécu par ces filles comme une grande victoire sur leur maladie. Mais l’aménorrhée va durer tant que les troubles du comportement alimentaire restent actifs et que le poids demeure très inférieur à un poids considéré comme satisfaisant. Cela étant, on observe des variations individuelles importantes entre le poids et le retour des règles. Dans une étude sur le devenir à long terme des filles anorexiques, 5 à 8 ans après le début de la prise en charge, 80 % des filles sont réglées et 20 % restent en aménorrhée. Or, le poids des filles restées en aménorrhée oscille entre 73 et 93 % du « poids moyen » (calculé en fonction du sexe, de la taille et de l’âge). Ainsi, de façon superposable à ce que l’on peut observer lors de l’installation de certaines anorexies où l’aménorrhée peut survenir avant la perte pondérale, la reprise pondérale et la stabilité du poids ne s’accompagnent pas toujours du retour des règles. Par ailleurs, les filles qui ont débuté leur anorexie avant la ménarche nécessitent souvent plus de temps que les autres, à poids égal, pour que les règles apparaissent.
Quel bilan, et quand ?
Quand l’aménorrhée persiste au-delà de un an, malgré un poids jugé correct et en l’absence de troubles importants du comportement alimentaire, il peut être utile d’évaluer la fonction gonadotrope. Mais avant toute chose, il faut d’abord avoir éliminé les deux causes principales d’aménorrhée que sont la grossesse ou une hyperprolactinémie. L’aménorrhée ne saurait constituer une garantie contraceptive, en particulier dans une période où le poids est stabilisé. Et lorsque l’adolescente va mieux, il n’est pas rare qu’elle puisse débuter une relation sexuelle (voir plus loin : Traitements hormonaux). Un dosage de prolactine doit également être effectué, même en l’absence de galactorrhée. Pour compléter ce bilan, une IRM peut être indiquée. Elle permettra de vérifier l’absence de toute lésion hypophysaire ou supra-hypophysaire, en particulier dans les situations d’aménorrhée primaire.
Pour étudier la fonction gonadotrope, un simple test à la progestérone (administration de Duphaston 10 mg, à la dose de 2 comprimés par jour pendant 10 jours) peut être proposé, suivi de l’observation de la survenue ou non de règles. Il permettra déjà de différencier une reprise de l’activité ovarienne, encore anovulatoire, d’une situation de blocage gonadotrope et d’hypœstrogénie persistante. Quand ce test à la progestérone est négatif, un test de stimulation par la LH-RH peut être réalisé (en hôpital de jour) : il permettra de différencier une situation de blocage total, avec persistance d’un profil gonadotrope de type prépubertaire, caractérisé par une faible réponse de la LH et une réponse augmentée de la FSH, d’une situation moins bloquée avec un profil normal de la réponse des gonadotrophines, voire une réponse très forte de la LH comme on peut l’observer dans les situations de dysovulations, fréquentes lors de la reprise de l’activité ovarienne. L’échographie pelvienne complétera utilement ce bilan, en particulier dans les aménorrhées primaires persistantes. Elle permettra de visualiser les modifications du volume utérin et de l’aspect ovarien en fonction de l’évolution de l’anorexie et de la reprise pondérale.
Ces modifications sont superposables à celles observées lors de l’installation du processus pubertaire, repères intéressants de la reprise de l’activité ovarienne et de l’imprégnation œstrogénique. L’échographie pelvienne est également utile, non seulement pour évaluer l’imprégnation hormonale, mais également pour rassurer des filles anxieuses de l’intégrité de leur anatomie, en particulier quand l’aménorrhée persiste alors qu’elles ont pourtant « pris du poids ».
Comment redémarre la fonction ovarienne ?
Quand la fonction ovarienne (re)démarre, la production œstrogénique s’élève mais la fonction gonadotrope reste anovulatoire et l’aménorrhée persiste. Ce n’est que secondairement que l’on observe une reprise des cycles, souvent dans un premier temps perturbés, longs et dysovulatoires, avant un rétablissement complet de la fonction ovarienne qui se traduit par des cycles réguliers. La persistance de troubles du comportement alimentaire à type de boulimie-vomissements, alors même que le poids est normal, voire supérieur au poids moyen calculé, est génératrice de perturbations de la fonction gonadotrope : des cycles irréguliers, alternant avec des périodes d’aménorrhée de durée variable, sont fréquemment observés dans ces situations. Ces événements sont souvent très mal vécus, et peuvent favoriser des comportements sexuels à risque.
Que faire en cas de prescription œstroprogestative ?
Tant qu’une contraception orale est utile, elle doit être poursuivie. Les « fenêtres contraceptives » sont inutiles et dangereuses, même dans les cas où la pilule a été administrée avant la reprise spontanée des cycles. Dans la mesure où une fille est guérie de son anorexie, elle retrouvera, comme les autres, des cycles spontanés à l’arrêt de la pilule. Ce n’est que dans les cas où une adolescente veut vérifier si elle est capable d’avoir des règles spontanément, et en l’absence de besoin d’une contraception orale, que la pilule sera interrompue.
Pour les filles qui ont utilisé un traitement hormonal substitutif, notamment à visée de protection osseuse, ce traitement pourra être également interrompu, après stabilisation pondérale à un poids jugé proche de la moyenne calculée, pour vérifier la capacité à un retour spontané des règles.
Prise en charge par la Sécurité sociale :
La fréquence des consultations ou certaines hospitalisations brèves (< 1 mois) peuvent parfois poser des problèmes financiers importants à l’assuré social dont dépend la jeune fille. Il peut être nécessaire de demander le remboursement à 100 % des frais médicaux en rapport avec cette affection au titre de la prise en charge d’une affection de longue durée (ALD). L’anorexie mentale ne figure pas sur la liste de ces maladies, et il faut par conséquent l’inscrire sous l’appellation : troubles graves de la personnalité avec troubles du comportement alimentaire. Cette demande se fait en demandant auprès du médecin conseil de la caisse dont dépend l’assuré le protocole d’examen spécial.
Conclusion : l’encouragement au médecin…
Au-delà des écueils que nous avons évoqués, le suivi au long cours des anorexiques peut se révéler très riche et gratifiant pour le médecin. Les patientes – si méfiantes mais si avides de la relation avec autrui – vont en effet investir énormément cette relation de soins. Le médecin peut ainsi assister, de façon tout à fait privilégiée, à l’éclosion de toute une partie de l’adolescente auparavant enfermée dans son symptôme. Un premier pas est franchi quand au fil des consultations, l’adolescente vient à aborder des questions physiques, psychiques ou relationnelles, mais qui ne concernent pas le poids ni l’alimentation.
Quand après des mois de blocages et de répétitions, la patiente semble avoir envie de vivre un peu pour elle-même, pour le plaisir, le médecin auquel elle demande conseil se sent bien récompensé de ses efforts. Au plan physique, lorsque son état s’améliore, il ne faut pas pour autant cesser de s’y intéresser et renoncer à la pesée, à la prise de tension artérielle ou à l’examen des téguments, qui ne paraissent plus aussi essentiels au plan médical. Il s’agit là d’une manière de réassurance, qui témoigne de sa meilleure santé et du chemin parcouru, et c’est toujours une occasion de parler de ce corps qui lui a tant fait peur.
L’émergence d’une féminité qui se cherche, l’apparition de soucis cosmétiques, de maquillage, le port d’une jupe, sont aussi d’autres éléments très positifs, premiers jalons de ce qui conduira plus tard aux questions de la relation aux garçons et à la sexualité.
Il faut souligner l’intérêt essentiel que constitue l’exercice de cette médecine particulière, au carrefour d’autres disciplines (psychiatriques et psychologiques), qui nécessite sans cesse questionnements et confrontations à nos limites professionnelles, et collaboration avec les autres intervenants engagés dans la même prise en charge.