Quelle alimentation pour demain ?
Certaines préoccupations alimentaires peuvent sembler bien superflues par rapport aux problèmes de la faim dans le monde qui touchent plusieurs centaines de millions d’habitants. Au niveau planétaire, les ressources alimentaires pourraient être théoriquement suffisantes, mais de nombreux facteurs contribuent à réduire leur disponibilité : mauvaise gestion de l’agriculture et de l’élevage ou de l’équilibre entre ressources végétales et animales, diversification végétale et production de cultures vivrières insuffisantes, érosion des sols, manque d’eau et désertification, démographie trop élevée, nouvelles maladies et problèmes climatiques. À cela, il faut rajouter quelques mauvaises pratiques alimentaires traditionnelles et maintenant les conséquences négatives de la « transition nutritionnelle ».
En fait, l’importance de la gestion de la chaîne alimentaire et de ses potentialités est universelle et doit être mise en avant plutôt que de déplorer seulement la situation des pays pauvres. Les modalités du développement d’une agriculture durable sur les bases que nous avons décrites concernent autant les pays riches que les pays en voie de développement, ceux qui ont une agriculture excédentaire comme ceux qui ont des ressources alimentaires insuffisantes.
Il est clair que la concurrence très vive, entretenue par les grandes puissances agricoles, sur le commerce des matières premières est en contradiction avec la mise en place d’une agriculture durable. En effet, pour gagner les marchés, il faut adopter une logique productiviste avec des exploitations de très grande taille et recourir à des pratiques souvent agressives pour l’environnement. Si la logique de la performance économique et du meilleur prix est plutôt bien acceptée pour les objets manufacturés (bien que parfois discutable), elle est moins évidente en matière d’aspiration alimentaire. En effet, il existe un large consensus social en faveur du suivi de l’alimentation dans un environnement et un tissu rural auxquels le consommateur puisse se référer.
Les systèmes d’agriculture durable constituent, pour tous les pays, un cadre valable à la fois pour assurer la meilleure nourriture possible aux populations et aussi pour servir de guide aux échanges alimentaires. Si chaque pays convenait de respecter des règles universelles : le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, l’obligation de pratiquer des modes de culture et d’élevage les plus adaptés à l’environnement et à l’obtention d’une bonne qualité nutritionnelle, cela permettrait de codifier les échanges et pourrait être source d’équilibre au niveau mondial. La souveraineté alimentaire peut se concevoir aussi à l’échelon des régions, et les citoyens devraient pouvoir s’exprimer et s’engager sur cette question, sur leur droit à s’alimenter à partir de ressources de proximité.
Accepter de justes échanges en évitant les travers d’un protectionnisme partisan et refuser les concurrences effrénées. Éviter les erreurs du productivisme agricole de la seconde moitié du XXe siècle pour ne garder que les progrès les plus positifs. Reconnaître à chaque peuple une indépendance alimentaire et les possibilités de le faire dans des conditions qui préservent les potentialités agricoles, l’environnement et le tissu rural.
Toutes ces considérations ne sont pas utopiques et sont en tait les seules recevables pour codifier nos échanges économiques, dans le domaine de l’agriculture mais aussi de l’agroalimentaire. Le seul objectif qui compte est d’essayer de faire adopter dans tous les pays les modes alimentaires les plus protecteurs pour leur population et les plus adaptés à l’environnement agricole de chaque région du monde.
En vue d’optimiser la nutrition humaine, il y a des possibilités très importantes d’échange de matières premières mais aussi de savoir nutritionnel. Beaucoup de pays auraient ainsi intérêt à emprunter à d’autres cultures populaires des manières originales et efficaces de bien s’alimenter. Cela pourrait contribuer à résoudre de nombreux problèmes nutritionnels. Les Mexicains pourraient nous apprendre à mieux consommer le maïs, et les Chinois à diversifier l’apport de légumes dans nos repas. Chaque pays gagne à enrichir sa diversité alimentaire, culinaire et culturelle. C’est l’inverse de la mondialisation par l’uniformisation, par la « macdonahsation », par la généralisation du fast-food et du Coca-Cola.
Dans ce contexte, il faut bien reconnaître que la France a des atouts exemplaires par la richesse de son potentiel agricole, par sa tradition culinaire, son activité agroalimentaire puissante, l’importance de sa recherche agronomique. Cependant il semble que nos objectifs soient trop restés dans le domaine de l’efficacité de la production alimentaire. Nous n’avons pas eu la volonté de mettre en valeur le potentiel d’équilibre et de santé que l’on peut trouver dans une chaîne alimentaire de qualité.
C’est à travers l’amélioration de notre façon de bien nous nourrir et de bien cultiver que nous pourrons non seulement défendre notre situation agricole, mais aussi apporter du développement durable aux autres pays. C’est la seule politique de recherche possible et elle est particulièrement enthousiasmante.
Les difficultés de la politique agricole viennent de l’insuffisance d’objectifs clairs sur la gestion de l’agriculture et de la santé. Seule la prise de conscience de l’efficacité d’une approche globale de la problématique agriculture-alimentation-santé sera susceptible de nous faire sortir des pièges de la productivité agricole et de l’industrialisation alimentaire dans lesquels nous nous sommes laissé entraîner.
La reconnaissance à l’échelon international des bases de l’agriculture durable et de la nutrition préventive, bien peu amorcée, est la seule voie pour guider les politiques agricoles nationales et les échanges internationaux. La manière de conduire la
chaîne alimentaire, du champ jusqu’a l’assiette, n’est pas seulement une affaire d’économie et de culture, mais aussi de responsabilité citoyenne bien plus large puisque cela peut avoir des répercussions considérables sur l’avenir de l’homme et de la planète. Le public commence à s’en rendre compte et semble fortement sensibilisé à ces questions.
Certes, nous avons déjà du mal à obtenir un consensus sur la maîtrise des ressources énergétiques, et il risque d’en être de même en matière d’agriculture et de nutrition humaine. Quelles que soient les difficultés, on ne pourra ni construire l’Europe ni harmoniser nos échanges avec l’Amérique ou les pays du Sud sans un consensus suffisant sur une nouvelle éthique alimentaire. Vouloir régler ces questions en termes économiques dans le cadre des échanges internationaux (avec l’actuel OMC) est quasiment impossible.
Il est temps d’établir une charte des droits et des devoirs de l’homme en matière d’agriculture, d’alimentation et de santé. L’expérience a montré que ce type de déclaration ne suffisait pas à résoudre tous les problèmes, mais il est bien utile de pouvoir s’y référer. L’enjeu est de lutter contre la survenue d’une humanité à deux vitesses sur le plan de l’alimentation, comme pour la répartition des richesses où un cinquième de l’humanité possède les 4/5 des richesses.