Une pratique qui sent le soufre avec le placebo
Exceptionnels sont les substantifs tirés d’une conjugaison latine n’ayant pas subi de transformations avec le temps. Placebo est la première personne du singulier du futur de placere, plaire. Sa traduction littérale est donc : « Je plairai. » Selon le dictionnaire Robert, le terme dans son acception médicale aurait été employé pour la première fois par les Anglais en 1811 : « Nom donné à toute médecine prescrite pour plaire au patient et non pour le guérir. » La définition est inexacte : non seulement le placebo est apparu dans la littérature américaine dès 1785, mais il peut bel et bien guérir dans certains cas. Quant à l’idée de plaire au patient, elle est pour le moins critiquable. En témoigne cette brève excursion dans le temps .
Le mot placebo est apparu dans la Vulgate, traduction latine de l’ancienne bible grecque, que l’on doit à saint Jérôme. On peut y lire, psaume 114 des Vêpres des morts :
Dans ce texte inaugural et canonique, la notion de soin et de guérison est déjà manifeste. Il s’agit bien de sauver l’âme de la mort, de retirer les larmes des yeux et de prévenir les pas de la chute. Il s’agit aussi de complaire à Dieu sur terre, in regione vivorum. Serait-ce cet aspect thérapeutique du psaume, mais aussi ce côté très « terre à terre », qui amènera le mot placebo à suivre une longue évolution
pour finalement atterrir en médecine? Du Moyen Âge à la Renaissance, les médecins, à l’instar de leurs lointains ancêtres égyptiens, grecs ou romains, estiment que la guérison relève de l’intervention divine. Dans les cas les plus favorables, leur art ne peut, sauf blasphème, se limiter qua favoriser l’action de Dieu. La formule d’Ambroise Paré, « Je le pansai, Dieu le guérit » résume l’archétype thérapeutique de l’époque.
Le terme de placebo semble avoir beaucoup frappé les esprits médiévaux. Il en vient d’abord à englober tout le rituel du psaume des morts. Dans l’Angleterre du xne siècle, le Placebo désigne les Vêpres des morts dans leur ensemble ; dans la France du xive siècle, « chanter placebo » ou « à placebo » renvoie encore au rite des morts traditionnellement dévolu aux pleureuses. Par la suite, il sera toujours question de plaire au Seigneur, mais la laïcisation de la société amènera une disparition symbolique des majuscules. Le Seigneur devient seigneur et, logiquement, placebo devient synonyme de courtisan, flagorneur, client ou parasite. Il convient à tous les personnages dont la position, la carrière, la survie parfois, dépendent de la bénévolence seigneuriale. Le mot commence alors à prendre une connotation nettement péjorative. Les écoliers normands s’en emparent. Ils l’utilisent pour stigmatiser celui qui cherche à plaire au maître en rapportant les fautes de ses condisciples. Il faut reconnaître que si, se faire traiter de « vilain placebo » à la Renaissance n’était probablement pas particulièrement agréable, cela relevait tout de même d’une autte élégance sémantique que d’être qualifié de « fayot » dans l’une de nos contemporaines cours de récré ! Au XVI siècle, l’usage s’élargit. Le terme peut comme avant désigner l’exécuteur de la manœuvre : « Honneur, Messieurs, proficiat, Placebo vous vient faire hommage », mais il peut aussi désormais signifier la manœuvre elle-même : « Il semble qu’il les voudrait un petit flagorner et oindre les moustaches de miel pour leur faire du placebo et faigner leur bonne grâce. » Cette signification persiste jusqu’en 1963, le mot placebo continuant de renvoyer au courtisan ou plus généralement à la personne complaisante. Il n’est toujours pas question de médecine, en France du moins. Dans les pays anglo-saxons, l’évolution se fait plus rapidement. En 1785, année de création de la première école de médecine américaine, le placebo devient aussi un terme médical. Le Motherby’s New Médical Dictionary le définit comme « une méthode banale ou (une) médecine ». En 1933, O. H. Pepper reprend la définition. Mais se trompe-t-il ou le fait-il volontairement? Toujours est-il qu’il parle de « méthode banale de médecine », annexant totalement le mot au vocabulaire médical où il demeurera rivé. Le qualificatif « banal » reste énigmatique, prescrire un placebo étant loin d’être un acte banal. Peut-être faut-il comprendre méthode triviale, ou plutôt inoffensive…
Ce saut sémantique de la courtisannerie à la médecine ne laisse d’intriguer. Placebo a « jeté son froc aux orties », abandonnant la soutane pour endosser les habits civils, mais ceci n’explique en rien que le mot ait finalement revêtu la blouse du médecin. C’est peut-être chez Rabelais, médecin, philosophe et moine défroqué, qu’il convient de chercher certains éléments de réponse. Dans YÉpître au cardinal Odet de Coligny de Chatillon, Maître François en appelle à « Hippocratès » qui comparait la médecine à « un combat et farce jouée à trois personnages : le malade, le médecin et la maladie ». Les deux premiers doivent s’allier, faire front contre l’ennemi commun. Ensemble, ils vont chercher à endiguer la maladie, stopper la souffrance et, si possible guérir. L’attitude du médecin découle de cette association : « Pour le gré du malade, lequel je visite, auquel seul je veulx entièrement complaire, en rien de l’offenser, ne lasher. » Enfin, le terme de complaire, du latin cum I¡lacere (plaire avec), est lâché en médecine ! Rabelais précisera plus avant sa pensée dans la préface du Quart livre : « Si le minois du médecin chagrin, létrique1, rébarbatif, catonian2, mal plaisant, mal content, sévère, rechigné, contriste le malade; et du médecin la face joyeuse, sereine, ouverte, plaisante, i éjouist le malade, cela est tant esprouvé et très cer- lain. » Le médecin, pour bien soigner, se doit donc absolument – c’est esprouvé ! – de complaire, detre plaisant. À Dieu ne plaise, Placebo se profile enfin en médecine. Merci Maître François !
Les auteurs qui se sont intéressés à cet étrange vocable ont pris l’idée de « plaire » comme fil conducteur : autrefois, il s’agissait de plaire au Seigneur, à la divinité; aujourd’hui, le placebo est ce qui permet à la médecine de séduire la clientèle. Dans son édition de 1956, le New Gould Medical Dictionary propose comme définition : « A medicine having no pharmaco- logical effect, but given for pleasing or humoring the patient », ce qui pourrait se traduire ainsi : « Un médicament sans effet pharmacologique, mais donné pour plaire et apaiser le patient. » Une telle conception est évidemment restrictive puisqu’elle n’attribue au placebo qu’un effet d’abaissement des tensions nerveuses et non de réduction des symptômes physiques. Elle est d’autant plus contestable qu’elle insiste abusivement sur l’idée de plaire au patient. A-t-on jamais vu un médecin charmer un malade en lui déclarant d’un ton enjôleur : « Aujourd’hui, cher Monsieur, je vais vous prescrire du vent, de la poudre de perlimpinpin ! » ? Naguère, il fallait plaire au Seigneur, restituer la part de Dieu, payer tribut à l’inconnu. Mais que fait aujourd’hui celui qui prescrit un médicament inactif à partir d’un symptôme incompréhensible, sinon s’en remettre aux forces irrationnelles et incontrôlables de l’inconscient, moderne avatar de l’imprononçable, l’inconnaissable ? Il s’agit bien de plaire, mais ce n’est pas le malade que l’on cherche à séduire, c’est essentiellement le Destin dont on s’efforce de ne plus entraver la marche par l’action de molécules synthétiques. La prescription de placebo vient généralement quand le thérapeute ne sait plus quoi faire, ne comprend plus, est au bout de ses ressources thérapeutiques « normales ». Inconsciemment ou non, prescrire un placebo, c’est faire allégeance à l’irrationnel car son efficacité est pratiquement imprévisible.
Qui prescrit un placebo s’en remet au Destin. Une position bien peu scientifique au fond. D’ailleurs, ne doit-on pas voir dans cet acte la matérialisation d’un certain scepticisme des médecins sur leur propre capacité à guérir scientifiquement et à comprendre les mécanismes de la guérison ? Prescrire un médicament totalement dénué d’efficacité objective, placer tous ses espoirs dans une substance inerte dont on ne peut pas prédire si elle marchera, ne disposer d’aucune théorie explicative en cas de succès, tout cela ne constitue-t-il pas une radicale remise en question de l’idée de thérapie médicale? La prescription d’un placebo s’apparente, par certains côtés, à l’incantation du shaman, à l’imposition de mains, à la fabrication d’un philtre magique. Elle rappelle, parfois péniblement, au médecin ses origines magico-religieuses. Recherche de la panacée, du remède universel, de la potion magique. C’est bien une pratique qui sent le soufre.