Une nouvelle conception globale de la recherche
Face aux difficultés dues à la pression des nouvelles méthodologies des essais cliniques, aggravées par les fusions qui se sont multipliées, les patrons de l’industrie pharmaceutique ont donc été séduits par la tentative de repenser l’ensemble du cycle de mise au point des médicaments, nouvelle procédure connue sous le nom « pharmacologie rationnelle ». Son objectif est double : mettre au point, par une démarche scientifique permettant d’identifier les causes biologiques d’une pathologie, des « molécules parfaites » (c’est-à-dire ayant optimisé les effets thérapeutiques et fait disparaître les effets secondaires), mais aussi réduire massivement le temps de la recherche et du développement (les plus optimistes promettaient une réduction de 30 % du temps de R & D en 1990).
Du point de vue de la pharmacologie rationnelle, on pourrait dire — à juste titre — que les médicaments ont toujours été inventés « à l’envers », l’effet d’une molécule sur une pathologie étant connu avant la cause de cet effet. C’est ce que nous avons appelé la « méthode Justin-Besançon » : la pharmacologie n’était qu’un sous-produit de la clinique. Une fois la méthode Justin-Besançon devenue impossible, les stratèges de la recherche se sont interrogés sur l’articulation entre chimistes et biologistes : ils ont constaté que les chimistes, producteurs de molécules exerçant des effets, venaient en premier, et les biologistes, expliquant la cause de ces effets (pour l’essentiel la nouvelle génération des biologistes moléculaires), en second.
C’était encore procéder à l’envers. Il faudrait donc à l’avenir intégrer de manière étroite la biologie moléculaire et la chimie. La pharmacologie rationnelle repose en effet sur deux piliers (voir encadré) : d’un côté, l’identification de la cible biologique (la « serrure ») à l’origine d’une maladie et, de l’autre, le dessin grâce à des ordinateurs surpuissants de la molécule (la « clé ») capable de bloquer parfaitement et sélectivement ce mécanisme : la forme achevée de ce projet sera la stratégie « clé-serrure » et le drug design.
Suivre le mouvement
Les petites sociétés de biotechnologies qui se sont créées à partir des années 1980 ont habilement mélangé le projet de pharmacologie rationnelle et un mode d’organisation interne « libérée » : l’organisation de la recherche sur un mode hiérarchique serait antithétique à la vraie science et stériliserait la créativité — et il vrai que l’exemple donné par les nouveaux mastodontes de l’industrie pharmaceutique ne dément pas cette critique.
La plupart des laboratoires n’avaient pas les compétences internes pour suivre le mouvement. Cela ne les a pas empêchés de vendre du vent. Il faudrait comparer la manière dont on a fait
visiter les services de recherche des laboratoires pharmaceutiques depuis les années 1960. Si on montrait alors des animaux, si on n’hésitait pas à illustrer les brochures avec des rats, des souris et même des chiens au cours d’expériences, les choses ont bien changé dans les années 1980. Les animaux ont c complètement disparu des brochures et les visites guidées les évitent soigneusement alors qu’on continue à avoir de gigantesques animaleries en particulier dans les services de toxicologie, avec des rats, des souris, mais aussi des singes dont il faut bien reconnaître qu’ils vivent dans des conditions infernales.
C’est dans ces mêmes années 1980 que l’on se tourne de plus en plus vers la pharmacologie rationnelle. On montre aux visiteurs émerveillés (le plus souvent des médecins ou des pharmaciens) des écrans d’ordinateur sur lesquels tournoient des récepteurs cellulaires d’une certaine couleur et le dessin, également en trois dimensions, mais dans une autre couleur, de la molécule étudiée par le laboratoire. Elles sont censées s’imbriquer parfaitement l’une dans l’autre, illustrant la théorie clé- serrure : le médicament est la clé qui pourra ouvrir la serrure, c’est-à-dire le récepteur cellulaire. Comme dans un parc d’attractions, on fait même chausser aux visiteurs des lunettes permettant de recréer le relief ! Tout cela ne pouvait convaincre que des visiteurs bien disposés envers leur hôte, mais ne démontrait rien sinon l’habileté des vendeurs de logiciels. Certains ont alors pu prétendre que ces outils permettaient surtout de bien vendre l’image de marque des laboratoires à un public de bonne composition.
Cette pharmacologie rationnelle laissait discrètement transparaître le rêve d’une recherche thérapeutique qui, dans sa phase ultime, permettrait de se passer des essais cliniques eux- mêmes. Elle permettrait d’aller directement de l’identification d’un mécanisme biologique et des moyens rationnels de son blocage ou de son activation, à un médicament efficace parfait. C’est ce rêve qui a été trompé à chaque fois.
Il semble que l’on soit revenu de l’enthousiasme initial pour la stratégie clé-serrure et la pharmacologie rationnelle. D’abord parce que cette stratégie n’est véritablement possible que lorsqu’on possède déjà un médicament suffisamment efficace
pouvant servir d’outil technique afin d’identifier et d’isoler la protéine à laquelle il se lie. La serrure (le récepteur) n’est qu’un morceau de la porte (la maladie qui touche le corps entier) !
Contrairement à ce que les laboratoires pharmaceutiques laissent parfois entendre, les nouvelles molécules mises sur le marché ne sont presque jamais issues de travaux et d’hypothèses théoriques de type universitaire. Ce qui compte pour un laboratoire, c’est d’avoir une vaste chimiothèque de plusieurs centaines de milliers de molécules qu’il peut agrandir patiemment et soumettre régulièrement à de nouveaux tests in vitro (dans une boîte de Pétri ou dans un tube à essai). La mise en évidence de l’action thérapeutique d’une nouvelle classe chimique s’accompagnera évidemment de nouveaux travaux 3lus académiques sur les mécanismes du fonctionnement cellulaire correspondants. Pour reprendre l’exemple déjà cité, c’est ce à quoi on a assisté de manière spectaculaire quand le laboratoire japonais Fujisawa a réalisé des essais cliniques avec son
nouveau composé FK-506, qui promettait de révolutionner la mise sous contrôle du système immunitaire pendant les greffes, mais aussi de bouleverser l’approche des maladies auto- immunes. Des équipes universitaires, entre autres de Harvard, ont alors multiplié les travaux sur les mécanismes cellulaires et moléculaires de l’immunité.
Mais de là à laisser croire que la mise au point du médicament découle des travaux de la recherche fondamentale, il y a un pas qui est un peu trop vite franchi par les services de marketing prêts à tout pour valoriser leurs produits, ou par les nouvelles sociétés de biotechnologies voulant se transformer en laboratoires pharmaceutiques. Ce type de promotion a été fait, pour prendre un autre exemple, au moment du lancement par le laboratoire Astra de nouvelles molécules antiulcéreuses (appelées bien pompeusement « inhibiteurs de la pompe à protons »), mais leur mise au point concrète a suivi le chemin empirique le plus habituel : il s’agit de dérivés d’anesthésiants locaux destinés aux dentistes (dont le laboratoire était un spécialiste) et non pas d’un résultat de la pharmacologie rationnelle.
Cette dernière pouvait donner quelques idées, être à l’origine de quelques découvertes, il n’en reste pas moins que, vingt ans plus tard, elle a déçu en n’étant pas à l’origine d’un nouveau grand bond en avant, d’une nouvelle révolution thérapeutique semblable à celle des années 1960. Aussi va-t-elle se trouver progressivement relativisée.
La victoire au finish des singes dactylographes
Ce sont d’autres technologies qui sont aujourd’hui mises en avant pour les visiteurs qui visitent un laboratoire pharmaceutique. Il se trouve qu’elles sont à l’opposé de la pharmacologie rationnelle. Même si une cible biologique est identifiée (quel que soit le chemin qui a été suivi), il reste plus sûr de screener au hasard des centaines de milliers, voire des millions, de molécules pour dénicher celles qui se lient aux protéines en cause. C’est ce que font tous les laboratoires pharmaceutiques, qui ne se distinguent les uns des autres que par l’ampleur des moyens mis en œuvre. Les nouvelles molécules conçues par les chimistes en fonction de la connaissance qu’ils ont de la structure des protéines sur lesquelles on veut agir viennent s’ajouter à l’ensemble des autres molécules. Car dans le même temps où l’on faisait miroiter aux yeux des visiteurs éblouis la naissance d’une pharmacologie rationnelle, promesse de « médicaments parfaits », de nouvelles techniques d’automation et de miniaturisation permettaient de relancer, à une échelle complètement imprévue et pour un coût relativement faible, le screening systématique de centaines de milliers de molécules. Il fallait encore changer la scène que l’on allait montrer aux visiteurs naïfs et avides de nouveautés.
Désormais, on va les laisser s’extasier devant la chimie combinatoire. Il s’agit de jouer sur la diversité moléculaire la plus grande avec le principe suivant : plus les composés testés sont divers, plus grande est la chance d’en trouver un capable de se lier à la cible biologique. Un robot va donc assembler un certain nombre de réactifs selon toutes les combinaisons possibles. On pourra ainsi complexifier de manière graduelle une molécule donnée. On pourra aussi créer une tête de série, qui explorera des territoires totalement nouveaux. Toutes les réactions sont menées en parallèle et automatisées. La chimie combinatoire fournit ainsi un maximum de molécules en un minimum de temps et d’espace. En 2000, un chimiste pouvait ainsi fabriquer 50 000 nouvelles molécules.
Puis on transportera les visiteurs dans un autre service pour qu’ils admirent la procédure de criblage à haute capacité. Il s’agit de faire se rencontrer une cible biologique (une protéine) et des molécules de manière automatique, robotisée. Les réactions ont lieu dans des micro-plaques munis de minuscules puits où se déroulent simultanément des centaines de rencontres différentes. Des robots peuvent faire toutes ces manœuvres 24 heures sur 24 et même en l’absence de techniciens. Au début des années 1990, un chercheur pouvait tester 2 000 molécules par an ; dix ans plus tard, un robot teste facilement 6 000 composés par jour. Tous ces essais sont miniaturisés, ce qui réduit considérablement le volume des échantillons nécessaires et donc les coûts de revient. Ils ont donné naissance à la « bio-informatique », qui organise et gère toutes les données recueillies.
Reste évidemment le problème des cibles : s’il est facile, grâce à la chimie combinatoire, de multiplier les nouvelles molécules, sur quelles cibles les étudier ? L’industrie pharmaceutique utilisait jusqu’à présent environ 400 cibles biologiques. Ce nombre est extrêmement faible si on le met en rapport avec la diversité biologique du corps humain et avec le potentiel d’invention de nouvelles molécules. C’est là que les sociétés spécialisées dans le décryptage du génome vont proposer leurs services…
La stratégie clé-serrure
C’est à partir de la fin des années 1970 que l’on commence à parler publiquement d’une nouvelle technique d’invention des médicaments sous le nom de « stratégie clé-serrure ». On sait désormais qu’un médicament est efficace parce qu’il est capable de se fixer sur une « cible » biologique et d’en modifier le fonctionnement. Le plus souvent, cette cible est le récepteur transmembranaire d’une cellule (une macromolécule).
Quand l’action biologique s’effectue, c’est que la clé (la molécule qui constitue le médicament) a pu s’introduire dans la serrure (la cible). La molécule et la cible interagissent parce qu’elles ont une certaine complémentarité structurale (bosses/creux) mais aussi électrostatique (charges négatives et charges positives). L’idée de la stratégie clé-serrure est de créer des molécules en fonction de la connaissance que l’on a de la structure et de l’activité de la cible. Les chercheurs disposent désormais d’outils informatiques permettant de représenter la cible (serrure) et la molécule (clé) dans un espace tridimensionnel mettant en évidence les positions relatives des éléments structuraux responsables de l’interaction.
Il ne reste donc plus, grâce à ces outils, qu’à concevoir de toutes pièces des molécules parfaitement complémentaires, d’un point de vue structural et électrostatique, des cibles sur lesquelles on veut agir. On pourra ainsi, en principe, disposer de médicaments actifs mais qui auront aussi l’avantage d’être spécifiques à la cible et donc sans effets secondaires.
Mais cette méthode de pharmacologie rationnelle est-elle vraiment originale ? Les coupures historiques sont souvent moins radicales que l’on n’essaie de le faire croire pour susciter plus d’adhésion enthousiaste. Depuis l’origine de la chimie thérapeutique, on a toujours essayé de trouver un lead, c’est- à-dire une sorte de molécule tête de série qui se révèle active mais présente encore trop de défauts pour pouvoir être un médicament acceptable, et qu’il faudra donc optimiser en modifiant
les atomes et leurs agencements pour essayer d’avoir le maximum d’effets recherchés et le minimum d’effets indésirables. On peut le faire systématiquement et screener des milliers de successeurs inventés à partir du lead, ou essayer de le faire en tenant compte de la manière dont la molécule se lie aux protéines. Cela dépend des connaissances et des moyens techniques dont on dispose.
La pharmacologie rationnelle sous la forme de la stratégie clé-serrure se veut plus ambitieuse : il s’agit de construire entièrement une molécule à partir de la connaissance de la protéine sur laquelle la théorie dit qu’il faut agir. Ce qui est évidemment beaucoup plus facile quand cette protéine a déjà été identifiée comme le récepteur d’un médicament existant… Le cas « pur » n’a d’ailleurs été que rarement observé. Peut-être cela a-t-il été le cas lors de la découverte par James Black en 1963 des bêta- bloquants (le propranolol) puis d’une nouvelle famille d’anti- histaminiques qui donnera la cimétioline. Mais il faudrait étudier en détail la manière dont les chercheurs ont alors identifié la cible biologique et mis au point les premiers médicaments, avec beaucoup de tâtonnements. En fait, James Black a largement utilisé la méthode du screening pour trouver les meilleures molécules. Et on n’a certainement pas obtenu à cette occasion des « médicaments parfaits ».
Un autre exemple peut être pris en psychopharmacologie. On sait que toutes les grandes classes de psychotropes ont été construites à l’envers : on s’est aperçu d’un effet clinique puis on a élaboré des tests animaux ou cellulaires qui permettaient de screener et d’identifier les molécules de toutes origines qui avaient les mêmes effets sur les animaux que les médicaments de référence et qui avaient donc des chances d’avoir les mêmes effets thérapeutiques chez l’homme : c’est ce que j’ai appelé une stratégie de mise au point de successeurs. Et cela est vrai aussi bien des vieux tests comportementaux, dont les premiers ont été imaginés par les chercheurs de Rhône-Poulenc après la mise au point du Largactil®, que des tests sur les récepteurs à dopamine ou sérotonine identifiés grâce à des médicaments devenus produits de référence.
Mais on pouvait déjà procéder plus rationnellement. S’il était difficile d’imaginer des animaux schizophrènes, on pouvait en revanche imaginer des animaux — rats, chiens, souris — « déprimés », c’est-à-dire ralentis, inhibés dans leur action, incapables de réagir ou, tout au moins, rendus tels par des manœuvres appropriées. C’est ainsi qu’une série de nouveaux tests ont été inventés dans les années 1960 par des chercheurs imaginatifs, en particulier des psychologues expérimentaux américains revenus de la guerre de Corée : on « désespère » des animaux en leur infligeant des chocs électriques sans qu’ils puissent y échapper, ou on les plonge dans des baignoires où ils sont amenés à nager jusqu’à l’épuisement.
Il ne s’agissait pas de pharmacologie rationnelle au sens actuel du terme, mais d’une première tentative de rationalisation de la pharmacologie avec les outils de l’époque. Beaucoup pensaient alors avoir trouvé là des tests bien plus intelligents et raffinés que la tentative de reproduire des comportements observés avec des molécules déjà sur le marché. Il se trouve que ces méthodes « béhavioristes », plus rationnelles, seront rapidement relativisées et abandonnées par les chercheurs de l’industrie pharmaceutique. Elles se sont toutes révélées décevantes, c’est-à-dire peu prédictives.
Le dru g design
Mais le drug design va constituer une tentative autrement plus ambitieuse de mettre au point les médicaments rationnels et être la promesse d’une nouvelle révolution thérapeutique. Dans ce nouveau schéma, l’ennemi, c’est le screening, qui constitue un court-circuit autorisant de fait le travail à l’envers. Ce travail serait sans intelligence ni imagination, répétitif et peu productif : il consiste, on l’a vu, à tester toutes les molécules possibles et imaginables sur toutes les cibles biologiques possibles et imaginables. Pour les nouveaux chercheurs, c’est une technique complètement dépassée, un travail de « singes dactylographes » (quelle est la probabilité qu’un singe tapant à la machine réécrive À la recherche du temps perdu ?), ou, dit lus aimablement, un travail de pêche à la ligne.
L’exemple peut-être le plus connu a été la tentative de mettre u point des médicaments dont l’action thérapeutique serait elle des opiacés, mais qui n’en auraient pas les inconvénients. C’est ce que vont tenter les chercheurs universitaires français Jean-Marie Besson et Bernard Roques à partir du milieu des années 1980. Ils ouvraient la porte à la mise au point e produits de substitution radicalement nouveaux pour les usagers d’héroïne (gros budgets promis aux États-Unis), mais aussi à la mise au point de nouveaux antalgiques qui permettaient d’échapper à la superstition phobique de la dépendance. Après une étude du site d’action de la morphine (grâce ux médicaments opiacés déjà existants…), ils essaient de concevoir une molécule (le thiorphan) qui n’aurait pas les effets indésirables de la morphine. Le projet de Jean-Marie Besson et Bernard Roques a été l’un des premiers. Il n’a malheureusement pas dépassé le stade de la mise au point d’un médicament antidiarrhéique, dont l’originalité et l’utilité sont tout à fait discutables…
Rien ne semble plus simple et plus normal que de remettre i méthode à l’endroit. Mais pour faire de la pharmacologie rationnelle, il faut évidemment avoir identifié la bonne cible biologique, le récepteur cellulaire, la protéine en cause, pour lire ensuite du drug design, c’est-à-dire littéralement dessiner es projets de molécules en fonction de la cible. Or, la plupart u temps, c’est grâce à l’action d’un médicament « précédent » que l’on identifie cette cible. C’est ce qui s’est passé ans la quête, par la petite société de biotechnologie Vertex, syrnbole de l’émergence des nouvelles sociétés de biotechnologie au milieu des années 1980, d’un nouveau médicament destiné à neutraliser la défense immunitaire de l’organisme en as de greffe d’organe : Vertex n’a pu identifier la cible censée tre celle des immunosuppresseurs (la protéine dénommée KBP) qu’en étudiant la manière dont la molécule FK-506, trouvée par screening par les laboratoires Fujisawa et considérée alors comme la « molécule la plus excitante de toute industrie pharmaceutique » ou encore la « plus grande nouveauté depuis l’invention de la cortisone4», se liait de manière privilégiée avec elle.
Mais qu’est-ce qui prouve que cette protéine est bien la cible « définitive » et non pas un élément intermédiaire ou connexe ? Il faudrait pour cela produire un animal transgénique ne possédant plus le gène codant pour cette protéine et regarder si le FK-506 n’agit plus sur son système immunitaire ! Cela représente un détour d’un tel prix qu’il est impensable. On allongerait la durée de la recherche de manière imprévisible. On démontrera plus tard que le FK-506 est une sorte de protomédicament qui ne devient actif sur le système immunitaire qu’en se liant à la protéine FKB. C’est l’ensemble formé qui devient alors le médicament actif en se liant à une autre protéine… Le corps a ses raisons que n’a pas le meilleur plan de pharmacologie rationnelle.
Comment, dans ce cas précis, créer autre chose que des « successeurs » au FK-506 ? Où est l’originalité radicale de la méthode ? Vertex ne va-t-il pas concevoir ses premières molécules à partir du FK-506 ? N’est-ce pas finalement la méthode la plus sûre pour ne rien trouver de vraiment nouveau alors que les singes dactylographes pourraient justement argumenter que la méthode du screening laisse ouvertes toutes les voies nouvelles sans exceptions, y compris l’identification d’un composé chimique radicalement différent de celui qui a permis d’identifier la cible ? N’est-ce pas grâce au screening que Fujisawa a trouvé un composé radicalement différent de la cyclosporine ?
Le problème est que l’on parle beaucoup des projets, surtout quand ils sont originaux, beaucoup moins des difficultés et des déceptions. Quand la société de biotechnologie Elan Pharmaceutical imagine et annonce en 2000 un traitement de la maladie d’Alzheimer, cela fait le tour du monde : toute la presse fait sa Une sur cette promesse de succès. C’est beaucoup plus discrètement, sur son site Internet, que la société signale en février 2002 l’arrêt des essais cliniques : onze participants sur trois cents ont développé une encéphalite grave qui était totalement imprévisible et qu’aucun raisonnement rationnel ne permettait de prévoir puisqu’elle reste à l’heure actuelle encore inexpliquée.
En 2001, Bristol-Myers Squibb (BMS) a passé un accord avec la société de biotechnologie ImClone pour la mise sur le marché d’un médicament contre le cancer, l’erbitux. BMS a déboursé la somme incroyable de 2 milliards de dollars (soit deux fois le chiffre d’affaires annuel d’un blockbuster !), croyant sans doute avoir une « molécule parfaite ». Mais la FDA a refusé en 2002 de lui donner une autorisation de mise sur le marché, car les études cliniques n’étaient pas concluantes ! BMS et ImClone sont depuis en procès. Cette annonce, qui suivait d’autres nouvelles d’études cliniques décevantes, et de molécules presque systématiquement recalées par la FDA, a semé le doute sur l’ensemble des sociétés de biotechnologie et la promesse de médicaments parfaits : le cours en Bourse de plusieurs d’entre elles s’est effondré.
Les hypothèses les plus belles et les plus rationnelles ne vont pas se révéler une meilleure garantie contre les déceptions que le screening.
Suivre le mouvement
Les petites sociétés de biotechnologies qui se sont créées à partir des années 1980 ont habilement mélangé le projet de pharmacologie rationnelle et un mode d’organisation interne « libérée » : l’organisation de la recherche sur un mode hiérarchique serait antithétique à la vraie science et stériliserait la créativité — et il vrai que l’exemple donné par les nouveaux mastodontes de l’industrie pharmaceutique ne dément pas cette critique.
La plupart des laboratoires n’avaient pas les compétences internes pour suivre le mouvement. Cela ne les a pas empêchés de vendre du vent. Il faudrait comparer la manière dont on a fait visiter les services de recherche des laboratoires pharmaceutiques depuis les années 1960. Si on montrait alors des animaux, si on n’hésitait pas à illustrer les brochures avec des rats, des souris et même des chiens au cours d’expériences, les choses ont bien changé dans les années 1980. Les animaux ont c complètement disparu des brochures et les visites guidées les évitent soigneusement alors qu’on continue à avoir de gigantesques animaleries en particulier dans les services de toxicologie, avec des rats, des souris, mais aussi des singes dont il faut bien reconnaître qu’ils vivent dans des conditions infernales.
C’est dans ces mêmes années 1980 que l’on se tourne de plus en plus vers la pharmacologie rationnelle. On montre aux visiteurs émerveillés (le plus souvent des médecins ou des pharmaciens) des écrans d’ordinateur sur lesquels tournoient des récepteurs cellulaires d’une certaine couleur et le dessin, également en trois dimensions, mais dans une autre couleur, de la molécule étudiée par le laboratoire. Elles sont censées s’imbriquer parfaitement l’une dans l’autre, illustrant la théorie clé- serrure : le médicament est la clé qui pourra ouvrir la serrure, c’est-à-dire le récepteur cellulaire. Comme dans un parc d’attractions, on fait même chausser aux visiteurs des lunettes permettant de recréer le relief ! Tout cela ne pouvait convaincre que des visiteurs bien disposés envers leur hôte, mais ne démontrait rien sinon l’habileté des vendeurs de logiciels. Certains ont alors pu prétendre que ces outils permettaient surtout de bien vendre l’image de marque des laboratoires à un public de bonne composition.
Cette pharmacologie rationnelle laissait discrètement transparaître le rêve d’une recherche thérapeutique qui, dans sa phase ultime, permettrait de se passer des essais cliniques eux- mêmes. Elle permettrait d’aller directement de l’identification d’un mécanisme biologique et des moyens rationnels de son blocage ou de son activation, à un médicament efficace parfait. C’est ce rêve qui a été trompé à chaque fois.
Il semble que l’on soit revenu de l’enthousiasme initial pour la stratégie clé-serrure et la pharmacologie rationnelle. D’abord parce que cette stratégie n’est véritablement possible que lorsqu’on possède déjà un médicament suffisamment efficace pouvant servir d’outil technique afin d’identifier et d’isoler la protéine à laquelle il se lie. La serrure (le récepteur) n’est qu’un morceau de la porte (la maladie qui touche le corps entier) !
Contrairement à ce que les laboratoires pharmaceutiques laissent parfois entendre, les nouvelles molécules mises sur le marché ne sont presque jamais issues de travaux et d’hypothèses théoriques de type universitaire. Ce qui compte pour un laboratoire, c’est d’avoir une vaste chimiothèque de plusieurs centaines de milliers de molécules qu’il peut agrandir patiemment et soumettre régulièrement à de nouveaux tests in vitro (dans une boîte de Pétri ou dans un tube à essai). La mise en évidence de l’action thérapeutique d’une nouvelle classe chimique s’accompagnera évidemment de nouveaux travaux 3lus académiques sur les mécanismes du fonctionnement cellulaire correspondants. Pour reprendre l’exemple déjà cité, c’est ce à quoi on a assisté de manière spectaculaire quand le laboratoire japonais Fujisawa a réalisé des essais cliniques avec son nouveau composé FK-506, qui promettait de révolutionner la mise sous contrôle du système immunitaire pendant les greffes, mais aussi de bouleverser l’approche des maladies auto- immunes. Des équipes universitaires, entre autres de Harvard, ont alors multiplié les travaux sur les mécanismes cellulaires et moléculaires de l’immunité.
Mais de là à laisser croire que la mise au point du médicament découle des travaux de la recherche fondamentale, il y a un pas qui est un peu trop vite franchi par les services de marketing prêts à tout pour valoriser leurs produits, ou par les nouvelles sociétés de biotechnologies voulant se transformer en laboratoires pharmaceutiques. Ce type de promotion a été fait, pour prendre un autre exemple, au moment du lancement par le laboratoire Astra de nouvelles molécules antiulcéreuses (appelées bien pompeusement « inhibiteurs de la pompe à protons »), mais leur mise au point concrète a suivi le chemin empirique le plus habituel : il s’agit de dérivés d’anesthésiants locaux destinés aux dentistes (dont le laboratoire était un spécialiste) et non pas d’un résultat de la pharmacologie rationnelle.
Cette dernière pouvait donner quelques idées, être à l’origine de quelques découvertes, il n’en reste pas moins que, vingt ans plus tard, elle a déçu en n’étant pas à l’origine d’un nouveau grand bond en avant, d’une nouvelle révolution thérapeutique semblable à celle des années 1960. Aussi va-t-elle se trouver progressivement relativisée.
La victoire au finish des singes dactylographes
Ce sont d’autres technologies qui sont aujourd’hui mises en avant pour les visiteurs qui visitent un laboratoire pharmaceutique. Il se trouve qu’elles sont à l’opposé de la pharmacologie rationnelle. Même si une cible biologique est identifiée (quel que soit le chemin qui a été suivi), il reste plus sûr de screener au hasard des centaines de milliers, voire des millions, de molécules pour dénicher celles qui se lient aux protéines en cause. C’est ce que font tous les laboratoires pharmaceutiques, qui ne se distinguent les uns des autres que par l’ampleur des moyens mis en œuvre. Les nouvelles molécules conçues par les chimistes en fonction de la connaissance qu’ils ont de la structure des protéines sur lesquelles on veut agir viennent s’ajouter à l’ensemble des autres molécules. Car dans le même temps où l’on faisait miroiter aux yeux des visiteurs éblouis la naissance d’une pharmacologie rationnelle, promesse de « médicaments parfaits », de nouvelles techniques d’automation et de miniaturisation permettaient de relancer, à une échelle complètement imprévue et pour un coût relativement faible, le screening systématique de centaines de milliers de molécules. Il fallait encore changer la scène que l’on allait montrer aux visiteurs naïfs et avides de nouveautés.
Désormais, on va les laisser s’extasier devant la chimie combinatoire. Il s’agit de jouer sur la diversité moléculaire la plus grande avec le principe suivant : plus les composés testés sont divers, plus grande est la chance d’en trouver un capable de se lier à la cible biologique. Un robot va donc assembler un certain nombre de réactifs selon toutes les combinaisons possibles. On pourra ainsi complexifier de manière graduelle une molécule donnée. On pourra aussi créer une tête de série, qui explorera des territoires totalement nouveaux. Toutes les réactions sont menées en parallèle et automatisées. La chimie combinatoire fournit ainsi un maximum de molécules en un minimum de temps et d’espace. En 2000, un chimiste pouvait ainsi fabriquer 50 000 nouvelles molécules.
Puis on transportera les visiteurs dans un autre service pour qu’ils admirent la procédure de criblage à haute capacité. Il s’agit de faire se rencontrer une cible biologique (une protéine) et des molécules de manière automatique, robotisée. Les réactions ont lieu dans des micro-plaques munis de minuscules puits où se déroulent simultanément des centaines de rencontres différentes. Des robots peuvent faire toutes ces manœuvres 24 heures sur 24 et même en l’absence de techniciens. Au début des années 1990, un chercheur pouvait tester 2 000 molécules par an ; dix ans plus tard, un robot teste facilement 6 000 composés par jour. Tous ces essais sont miniaturisés, ce qui réduit considérablement le volume des échantillons nécessaires et donc les coûts de revient. Ils ont donné naissance à la « bio-informatique », qui organise et gère toutes les données recueillies.
Reste évidemment le problème des cibles : s’il est facile, grâce à la chimie combinatoire, de multiplier les nouvelles molécules, sur quelles cibles les étudier ? L’industrie pharmaceutique utilisait jusqu’à présent environ 400 cibles biologiques. Ce nombre est extrêmement faible si on le met en rapport avec la diversité biologique du corps humain et avec le potentiel d’invention de nouvelles molécules. C’est là que les sociétés spécialisées dans le décryptage du génome vont proposer leurs services…
Vidéo : Une nouvelle conception globale de la recherche
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Une nouvelle conception globale de la recherche