Un environnement calorique inadapté
Grâce à son emprise sur la nature, ses connaissances scientifiques et son savoir-faire technologique, l’homme a profondément modifié la nature de la chaîne alimentaire, sans mesurer les conséquences de son pouvoir de domination des éléments naturels sur l’environnement, mais aussi sur son propre avenir. Néanmoins, les problèmes alimentaires sont loin d’être résolus ; d’un côté une grande partie de l’humanité souffre de la faim, d’un autre côté le développement d’une épidémie mondiale d’obésité, et de divers syndromes métaboliques qui s’y rattachent, est parti-
culinairement inquiétant. De plus, les populations qui ont subi un H.il de dénutrition sont paradoxalement plus exposées à la sur charge pondérale lorsqu’elles disposent d’une offre alimentaire riche en produits transformés.
Pendant qu’une agriculture et une industrie agroalimentaire modernes gênèrent, dans de nombreux pays, des surplus d’aliments riches en énergie, il est navrant d’observer qu’une partie de l’humanité continue à souffrir de la faim, ce qui prouve que la • lu me alimentaire actuelle n’est pas un modèle de développement durable, dans la mesure où les modèles de production alimentaire développés dans les pays riches sont difficilement transposables .11 ix pays pauvres. Certes, les problèmes d’insuffisances alimen- i a ires ont une origine très complexe, mais les modes d’alimenta- i h ni des pays occidentaux ne gagnent pas à être adoptés par les populations du tiers-monde pour résoudre les problèmes de la laim et pour prévenir l’épidémie mondiale d’obésité qui se dessine. Il est particulièrement difficile et complexe d’analyser toutes les retombées du développement agricole, de décrire les conséquences écologiques ou socio-économiques induites par une agriculture et une industrie de transformation performantes. Même bien faite, une telle analyse fournirait un éclairage insuffisant puisqu’il faut aussi intégrer les conséquences probables des nouveaux modes alimentaires sur la possible évolution de l’homme.
Il est important d’analyser la nature des bouleversements alimentaires qui ont déjà entraîné des conséquences bien visibles sur la physiologie humaine, par exemple en matière de surpoids. Il ne s’agit pas seulement de la fin des pénuries alimentaires, de l’augmentation des proportions de lipides ou de sucre, mais du c hangement de la nature des aliments. Le développement intensif d’aliments et de boissons reconstitués à partir d’ingrédients de base et l’abandon progressif d’aliments complexes ont fortement modifié l’environnement des apports caloriques. Dans les pays occidentalisés, en l’espace de cinquante ans, l’essentiel de l’énergie n’est plus inclus dans la matrice des aliments naturels qui sont transformés avant leur consommation. Lorsque l’alimentation était riche en produits végétaux non transformés, l’énergie, principalement sous forme de glucides et de protéines, n’était pas toujours bien disponible dans sa matrice alimentaire ; finalement
avec une alimentation riche en féculents, en légumes, il fallait consommer beaucoup de fibres, ce qui limitait leur consommation et les apports caloriques. Dans la chaîne actuelle, les calories alimentaires sont devenues d’une accessibilité quasi illimitée à travers une offre très diversifiée d’aliments transformés. L’énergie apportée par les matières grasses, les sucres, les céréales raffinées, est largement débarrassée de son environnement naturel ; elle est devenue très assimilable au niveau digestif, souvent peu satiétogène, de goût rehaussé par des arômes, et avec une texture et une coloration adaptées aux goûts du consommateur. Bref, on est largement passé à l’ère de l’énergie facile toujours disponible et bien assimilable. Curieusement, les nutritionnistes débattent toujours de la proportion idéale des glucides ou des lipides alors que c’est la nature même des aliments consommés qu’il convient de remettre en question.
Pour des millions d’hommes habitués à des privations, souffrant d’épuisement physique, qu’il s’agisse de nos grands-parents ou de populations en développement, le fait de disposer en permanence d’un soûl calorique peut paraître une situation paradisiaque. Là résident une partie du problème et le caractère insidieux de la chaîne alimentaire actuelle. Les populations si bien repues seraient vraiment ingrates de se plaindre : « Ne voyez-vous pas que la longévité humaine n’a jamais été aussi élevée ! Finalement, ces plaintes sociétales, ces questionnements sur la malbouffe semblent bien déplacés par rapport aux avantages d’une offre alimentaire économiquement très performante, bien sécurisée et surtout si abondante. »
Le problème essentiel provient du fait que l’homme n’a jamais été adapté à ce type d’environnement énergétique, largement artificiel, et il ne semble pas raisonnable de l’y contraindre. Il est évidemment plus logique et plus sûr d’adapter la nature des aliments produits aux nécessités de la physiologie humaine plutôt que de favoriser l’essor d’une production alimentaire rentable mais dont l’impact à long terme sur le devenir de l’homme est très incertain. Une des difficultés majeures provient en effet de la longueur du temps de latence (une à deux générations) nécessaire pour mettre en évidence des modifications phénotypiques claires. Il ne s’agit pas de remettre en question les progrès de la nutrition, mais d’aller vers une exigence beaucoup plus grande en matière de relation entre alimentation et santé. Nous n’avons aucune assurance sur les inséquences à long terme d’une alimentation devenue artificielle concernant le comportement alimentaire des générations à venir, les capacités de résistance de l’homme aux stress, aux maladies infectieuses ou aux cancers ; nous savons déjà que cela augmente un ensemble de pathologies dégénératives, et tous ces éléments devraient nous inciter à une grande prudence. La réalité alimentaire actuelle est basée sur une certaine logique économique di’ production-commercialisation-consommation de produits prêts à l’emploi qui ne satisfait pas nécessairement les besoins de l’homme. Les améliorations possibles se situent à tous les niveaux de la chaîne alimentaire, celui de la production agricole, du traitement des denrées, des modes de préparation culinaire ou de la pertinence des associations alimentaires. Il s’agit de lutter contre un enchaînement alimentaire dont certaines conséquences défavorables semblent avérées tout en mettant à profit l’extrême richesse des progrès scientifiques et technologiques acquis dans ce domaine.
L’idéal serait que l’offre alimentaire facilite le respect des équilibres nutritionnels, or les flux d’aliments et de boissons qui entrent dans un supermarché (et qui ressortiront dans les Caddie) ne facilitent pas, à l’évidence, l’adoption de comportements équilibrés pour une large partie de la population. Ces déséquilibres dans la surabondance de boissons ou de produits sucrés, de produits laitiers, de charcuteries, de plats préparés sont fortement induits par l’efficacité commerciale des lobbies alimentaires. De plus, il serait souhaitable que la majorité des produits aient une bonne densité nutritionnelle. Ce type de règles de bonnes conduites nutritionnelles qui viseraient à assurer l’équilibre et la qualité de l’offre n’a pas encore été adopté par les professionnels du secteur agroalimentaire.
La nutrition humaine ne peut donc être gérée correctement par la multiplication quasi infinie de produits alimentaires de qualité standard, avec un nombre toujours plus important de yaourts, de fromages blancs, de biscuits, de glaces, de poissons panés, de sodas, de chocolats, de céréales de petit déjeuner chargées en sel, de biscottes, de sauces, de jus de fruits sucrés, etc. Il est urgent de repenser le système de production-distribution et de lutter contre la prolifération des produits alimentaires qui ne participent pas réellement à une diversification alimentaire effective, réclamée par les nutritionnistes.
Certes, nous ne consommons pas les pilules que certains futuristes avaient prévues pour l’homme du XXIe siècle, mais les gadgets alimentaires des stations-service, les chips, les pains de mie, les viennoiseries aromatisées, les barres chocolatées, les boissons sucrées et une très grande diversité de biscuits, de glaces ou de desserts industriels peuvent bien être assimilés aux pilules futuristes, d’autant que chacun de ces pseudo-aliments parvient à se parer d’une image nutritionnelle fonctionnelle par quelques ajustements de composition.
L’émergence de cet environnement calorique artificiel est finalement extrêmement récente. Le contraste avec la situation alimentaire de l’homme préhistorique ou même de celui du début du XXe siècle est saisissant. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs devaient dépenser beaucoup d’énergie pour capturer leurs proies souvent peu tendres et peu grasses. Quant aux plantes qu’il fallait bien avaler pour vivre, elles étaient souvent pourvues d’un excès d’amertume, parfois de substances toxiques, et étaient bien peu nourrissantes. Souvent la nourriture était tellement rare dans les périodes hivernales et de sécheresse que seuls les individus les plus résistants aux privations parvenaient à résister grâce à leurs capacités à accumuler l’énergie dans les périodes fastes. Ainsi ont été sélectionnés les individus les mieux pourvus de gènes d’épargne. Ces gènes ont sans doute été largement transmis et se sont révélés utiles pour beaucoup de générations. En revanche, une trop forte propension à l’épargne est aujourd’hui inadaptée au nouvel environnement énergétique.
Sans remonter très loin, ouvriers et paysans accomplissaient leurs tâches grâce à un travail manuel intensif si bien que leurs dépenses journalières étaient pour la plupart une fois et demie à trois fois plus élevées que celles d’un sédentaire actuel. Comme l’aliment principal était le pain, les viandes et les matières grasses énergétiques étant très peu disponibles, il n’est pas étonnant que la situation nutritionnelle des travailleurs manuels ait été insuffisante. Les bienfaits de la diversification alimentaire ne sont pas à remettre en cause, l’assurance d’avoir à manger est un acquis élémentaire. Il est dommage d’avoir résolu ce type de problèmes en i n créant d’autres sans doute graves à long terme.