Pourquoi les recommandations nutritionnelles ne font-elles pas encore partie du traitement conventionnel du cancer ?
Depuis cinq mille ans, toutes les grandes traditions médicales ont utilisé l’alimentation pour peser sur le cours des maladies. La nôtre ne fait pas exception, puisque, cinq cents ans avant notre ère, Hippocrate disait : « Que ton alimentation soit ton traitement, et ton traitement ton alimentation. » En 2003, la revue Nature publiait un grand article qui arrivait à la même conclusion – dans un style nettement moins poétique : « La chimioprévention par des ingrédients phytochi- miques comestibles est désormais considérée comme une approche à la fois abordable, facilement applicable, acceptable et accessible pour le contrôle et la gestion du cancer9. » Pourtant, si l’alimentation reste un pilier des médecines ayurvédique, chinoise ou nord-africaine, quel médecin occidental s’y réfère aujourd’hui dans sa pratique ?
Lorsque je suis retourné voir mon cancérologue après la deuxième opération que j’ai dû subir à la suite d’une rechute de ma tumeur au cerveau, je m’apprêtais à entamer une année de chimiothérapie. Je lui ai demandé si je devais changer mon alimentation pour bénéficier au maximum du traitement et éviter une autre rechute. Malgré les soins attentifs qu’il m’avait prodigués, malgré sa patience et sa gentillesse acquises au fil des ans au chevet de personnes confrontées au plus grand désarroi, sa réponse a été tout à fait stéréotypée : « Mangez ce que vous aimez. De toute façon, ça ne fait pas une grosse différence. Mais, quoi que vous fassiez, faites surtout attention à ne pas perdre de poids. »
J’ai consulté depuis les manuels de cancérologie qui ont servi de base à la formation de nombre de mes confrères. Le meilleur exemple est l’incontournable Cancer : Principes et pratique de l’oncologie, produit sous la direction du professeur Vincent T. DeVita, ancien directeur du National Cancer Institute, célèbre pour avoir découvert comment guérir la maladie de Hodgkin par la chimiothérapie combinée. Dans la dernière édition de cet ouvrage remarquable qui donne le ton à toute la cancérologie dans le monde, il n’y a pas un seul chapitre sur le rôle de la nutrition dans le traitement d’un cancer déjà établi ou la prévention des rechutes. Pas un.
Comme tous les patients qui ont eu un cancer, je me plie à un rituel obligatoire tous les six mois : vérifier que les défenses naturelles de mon corps continuent de tenir en échec les cellules cancéreuses qui ont fatalement échappé à la chirurgie et à la chimiothérapie. Dans la salle d’attente de ce grand centre universitaire américain, des brochures de toutes sortes sont à la disposition des patients. Lors de mon dernier examen, j’en ai regardé une de près, sur « la nutrition pendant le traitement des personnes souffrant d’un cancer – un guide pour les patients et leur famille ». J’y ai trouvé beaucoup de choses sensées, comme la recommandation de manger plus de légumes et de fruits, d’avoir « quelques repas sans viande chaque semaine », ainsi que de réduire la consommation d’aliments gras et d’alcool. Et puis, dans la section sur « la nutrition après la fin du traitement », une phrase lapidaire : « Il existe très peu de recherches qui permettent de penser que les aliments que vous mangez peuvent prévenir le retour de votre cancer. »
Mes confrères cancérologues m’ont sauvé la vie, et j’ai une estime profonde pour leur engagement quotidien auprès de patients qui portent une maladie particulièrement éprouvante. Comment est-il possible que ces médecins exceptionnels continuent à promouvoir une idée aussi fausse ? En discutant avec certains d’entre eux que je compte au nombre de mes amis, j’ai réussi à trouver la réponse à cette question. Il s’agit en fait de plusieurs réponses.
« Si c’était vrai, ça se saurait »
Comme tous les médecins, les cancérologues sont constamment à l’affût des avancées susceptibles d’aider leurs patients. Ils participent tous les ans à des congrès afin de se tenir au courant des nouveaux traitements. Ils sont abonnés à des revues scientifiques où les nouvelles études sont publiées, ainsi qu’à des revues professionnelles, de nature plus commerciale, qui commentent les études et les recommandations des leaders d’opinion sur un ton journalistique. Plusieurs fois par mois, ils reçoivent la visite de représentants de l’industrie pharmaceutique qui leur présentent les derniers médicaments disponibles sur le marché. Ils ont le sentiment d’être au courant de tout ce qui compte dans leur domaine. Et, dans l’ensemble, ils le sont.
Mais dans la culture médicale, on n’envisage de changer les recommandations faites aux patients que dans un cas et un seul : quand il existe une série d’études, faites « en double- aveugle », démontrant l’efficacité d’un traitement chez l’homme. C’est ce qu’on appelle, légitimement, « la médecine fondée sur les preuves ».
Par rapport à ces études expérimentales chez l’homme, l’épidémiologie n’est considérée que comme une source d’hypothèses. D’autre part, pour un cancérologue qui passe ses journées au contact des patients, les études faites en laboratoire sur des cellules cancéreuses ou sur des souris ne sont pas prises en considération tant qu’elles n’ont pas été confirmées par des études humaines à grande échelle. Elles ne constituent pas encore des « preuves ». Même quand elles sont publiées dans Nature ou Science, elles n’arrivent généralement même pas sur l’écran radar de ces spécialistes qui n’ont guère le temps d’explorer le travail pourtant colossal réalisé en laboratoire. Et comme ils n’en ont pas entendu parler dans leurs sources habituelles, ils ont le sentiment que « ça ne peut pas être vrai, sinon je le saurais ».
La validation d’un médicament anticancer jusqu’au stade des expériences sur l’homme en nombre suffisant coûte aujourd’hui entre 500 millions et un milliard de dollars. Ce type d’investissement apparaît justifié lorsqu’on sait qu’un médicament comme le Taxol rapporte à la compagnie qui en détient le brevet un milliard de dollars par an. Il est en revanche absolument impossible d’investir des sommes de cet ordre pour démontrer l’utilité des brocolis, des framboises ou du thé vert, puisqu’ils ne peuvent pas être brevetés et que leur commercialisation ne remboursera pas l’investissement initial. Nous n’aurons jamais, pour les bénéfices anticancer des aliments, d’études humaines de même calibre que pour les médicaments. Du coup, il est fréquent que l’on entende : « Toutes ces études chez les souris, ça ne prouve rien chez l’homme. » Et c’est juste.
C’est pourquoi il est capital d’encourager les instances publiques à financer la recherche sur les bénéfices anticancer des aliments chez l’homme. Cependant, je suis convaincu qu’il n’est pas nécessaire d’attendre des résultats pour commencer à introduire ces aliments anticancer dans son alimentation. Pourquoi ? Parce qu’il est parfaitement établi que le type d’alimentation que j’ai moi-même adopté et que je vous recommande ici :
1. ne fait courir aucun danger à ceux qui la suivent :
2. entraîne, au contraire, des bienfaits pour la santé qui dépassent de toute façon très largement le cadre du cancer (effets bénéfiques sur l’arthrite, les maladies cardiovasculaires, la maladie d’Alzheimer, etc.).
Ce qui signifie qu’au minimum, en suivant ces principes, on se fait beaucoup de bien.
« Ne nous embête pas avec ton régime ! »
Plus grave peut-être est le fait que la nutrition est une discipline à peine enseignée en faculté de médecine. Dans de nombreuses facultés, les concepts de nutrition sont saupoudrés au sein de l’enseignement d’autres disciplines, comme la biochimie ou l’épidémiologie. Mes connaissances de nutrition avant que les médecins tibétains n’éveillent mon intérêt pour cette branche fascinante de la médecine étaient très inférieures à celles d’un lecteur moyen de Elle. En caricaturant à peine, j’avais appris que :
- les aliments sont composés de glucides, lipides et protéines, vitamines et minéraux ;
- si on souffre d’obésité, il faut absorber moins de calories ;
- de diabète, il faut manger moins de sucre ;
- d’hypertension, moins de sel ;
- d’une maladie cardiaque, moins de cholestérol.
Mon ignorance en matière de nutrition m’a longtemps mené à adopter une attitude dédaigneuse vis-à-vis du rôle thérapeutique des aliments. Je préférais, moi aussi, des traitements issus de la branche noble de la médecine : les médicaments.
Je me souviens très bien d’un dîner de cardiologues, dans les années 1990, auxquels j’avais été invité à donner un cours sur le lien entre la dépression et les maladies cardiaques. Pour persuader ces médecins très sollicités d’assister à la soirée, la compagnie pharmaceutique qui organisait l’événement nous avait réunis dans un des meilleurs restaurants de Pittsburgh – un restaurant entièrement dédié à la meilleure viande de bœuf des États-Unis. L’une des cardiologues refusa la suggestion du maître d’hôtel de commander une superbe pièce de chateaubriand (de 700 g !). Elle lui dit gentiment qu’elle surveillait son cholestérol et lui demanda s’il était possible d’avoir plutôt un plat de poisson. Elle se fit immédiatement charrier par le reste de la tablée : « Prends ton Lipitor et ne nous embête pas avec ton régime ! »
Cette réaction ne m’avait même pas particulièrement frappé à l’époque. Elle traduit parfaitement l’état d’esprit dans lequel nous, médecins, baignons généralement : s’il y a un problème, il y a un médicament. Même dans le cas des cardiologues, qui admettent volontiers qu’on peut réduire son risque de maladie cardiaque en modifiant ses habitudes alimentaires, notre culture médicale nous pousse à négliger cette approche et à préférer au fond une intervention pharmaceutique plus contrôlable, donc plus « noble ».
« Les experts ne sont pas d’accord entre eux »
En 1977, j’ai accompagné mon père lors de sa rencontre avec le sénateur George McGovem dans son bureau du Sénat à Washington. Je me souviens que son bureau m’avait paru très petit pour un sénateur qui avait été candidat démocrate à la présidence des États-Unis. Je me souviens aussi de l’étrange carte du Dakota du Sud – dont il était l’élu – qui tapissait le mur derrière son fauteuil. C’était un grand rectangle presque vide, avec une poignée de petites villes dispersées dont je ne connaissais pas même le nom. McGovem était abattu et préoccupé. Il faisait face à une fronde considérable, bien plus redoutable que les attaques de Nixon sur ses anciens quartiers généraux du Watergate pendant la campagne perdue de 1972. « Je viens de faire la plus grande erreur de ma carrière politique », nous a-t-il déclaré. Il avait accepté de présider la commission parlementaire chargée d’édicter des recommandations nutritionnelles de santé publique. Les experts qui avaient apporté leur témoignage devant la commission avaient présenté des résultats limpides : le taux de maladies coronariennes s’était envolé depuis la Seconde Guerre mondiale, alors que, dans les pays où le régime était plus riche en végétaux qu’en produits animaux, ces maladies étaient presque inexistantes. Les épidémiologistes avaient aussi remarqué que lors du rationnement de la viande et des produits laitiers pendant la guerre, le taux des maladies cardiaques avait chuté considérablement.
Croyant bien faire, la commission avait fait publier un document qui lui semblait de bon sens. Dans ces « Objectifs alimentaires pour les États-Unis », elle avait naïvement recommandé de « réduire la consommation de viande et de produits laitiers ».
Depuis cette annonce, McGovem se débattait dans un orage politique qu’il ne pouvait plus maîtriser. Il avait déclenché la fureur de toute l’industrie du bœuf et de la vache laitière des États-Unis. Dans ses grandes prairies vides, le South Dakota n’avait pas beaucoup plus d’habitants que de têtes de bétail… McGovem nous a expliqué ce jour-là qu’il y a des choses auxquelles il vaut mieux ne pas toucher.
Trois ans plus tard, les subventions de cette puissante industrie allaient se porter sur son adversaire politique, mettant fin à sa carrière de sénateur. La triste mine de McGovem suggérait qu’il avait déjà compris ce qui allait lui arriver. Financés par l’industrie, des experts de tout acabit déclaraient qu’il ne fallait « surtout pas incriminer un aliment en particulier ». Les
« graisses saturées » qui étaient en cause n’étaient pas présentes uniquement dans la viande et les produits laitiers, expliquaient-ils doctement, mais également dans le poisson (ce qui est vrai, mais dans des quantités très inférieures). L’industrie a donc réussi à faire modifier les recommandations de sorte que nulle part il n’était explicitement conseillé de réduire la consommation d’un aliment en particulier. Ce faisant, elle a jeté la confusion dans l’esprit du public, peut-être pour des décennies. Ce qui aurait dû être un message simple et évident était devenu un salmigondis inintelligible qui n’eut finalement aucun impact. Comme le souligne dans le New York Times Michael Pollan, professeur de journalisme à l’université de Berkeley, le seul message transmis au public fut celui qu’on met en avant quand on veut s’assurer que rien ne change : « Les experts ne sont pas d’accord entre eux53. »
Comme les patients, les médecins sont donc pris en tenaille entre deux industries très puissantes. D’une part, l’industrie pharmaceutique : sa logique naturelle consiste à proposer des solutions pharmacologiques plutôt que d’encourager les patients à se prendre en mains. De l’autre, l’industrie agroalimentaire : elle protège jalousement ses intérêts en empêchant la diffusion de recommandations trop explicites sur les liens entre aliments et maladies. Son souhait le plus vif est que rien ne change.
Mais pour ceux qui, comme moi, veulent se protéger contiv le cancer, il est inacceptable de continuer à être la victime passive de ces forces économiques. Il n’y a pas d’autre choix que de s’armer de toutes les informations disponibles sur toui ce qui peut contribuer à maîtriser la maladie sans nuire an corps. Les données existantes sur les effets anticancer de l’ali mentation sont largement suffisantes pour que chacun coin mence à se les appliquer à soi-même.
« Les gens ne veulent pas changer »
Mais sommes-nous réellement prêts à nous aider nous- mêmes ? Je me souviens d’une conversation avec un confrère médecin à un congrès où j’avais présenté les données sur la dégradation des habitudes alimentaires en Occident depuis la Seconde Guerre mondiale. J’avais insisté sur l’urgence de corriger nos habitudes. « Tu as peut-être raison, David, mais les gens ne veulent pas changer. Ça ne sert à rien de leur dire tout Va. Tout ce qu’ils veulent, c’est prendre un médicament et ne plus y penser. »
Je ne sais pas s’il avait raison. Je sais que ce n’est pas vrai dans mon cas. Et je préfère croire que je ne suis pas tout seul à penser de cette façon.
Ce qui est certain, c’est que les institutions, elles, ont du mal à changer. Après mon dernier scanner au centre de » ancérologie de l’université, je me suis arrêté à la cafétéria agréablement située sous une verrière près de l’entrée du bâtiment. J’y ai trouvé huit types de thés et infusions différents : Darjeeling, Earl Grey, camomille, verveine, plusieurs tisanes parfumées aux fruits. Décidément beaucoup de thés |Huir une cafétéria d’hôpital. Et pas de thé vert.
Vidéo : Pourquoi les recommandations nutritionnelles ne font-elles pas encore partie du traitement conventionnel du cancer ?
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