Placebo plein feu sur les cibles
La douleur, quelle soit d’origine fonctionnelle ou organique, répond bien au placebo : rhumatismes dégénératifs, claudication intermittente dans l’arté- rite, dysménorrhée, cancer, etc. Beecher, dans un travail d’analyse à partir de quinze articles concernant 1 082 patients présentant des douleurs extrêmement variées en termes de causes et de localisations, a montré que le placebo, qu’il s’agisse d’injection de solution saline ou de comprimé de lactose, est efficace en moyenne dans 35,2 % des cas1. Dans la douleur postopératoire, si l’on compare le placebo à la morphine, le premier est efficace dans 40 % des cas et la seconde dans 12%, ce qui ne représente pas une différence tellement considérable. À noter que tous ceux qui ont été améliorés par le placebo l’ont été également par la morphine, ce qui semble suggérer dans cette indication une base biologique pour l’effet placebo et éventuellement un mécanisme d’action endomorphinique pour le placebo antalgique. Le plus intéressant réside peut-être dans la faible déviation standard de toutes ces résultats, ce qui pourrait effectivement refléter une bonne homogénéité des réponses et faire évoquer un mécanisme universel du placebo antidouleur.
Cependant, cette hypothèse ne semble valable qu’en ce qui concerne la douleur pathologique, car la douleur expérimentale, provoquée chez des volontés sains, semble nettement moins accessible au debut dans ce cas, n’est efficace que dans 3,2 % .le’, ( Est-ce réellement la douleur ou ne serait-ce plutôt la souffrance qui est adoucie par le placebo antalgique? Le stress d’une douleur expérimentale une l’on sait cantonnée dans des limites précises et l’on est assuré de pouvoir interrompre à tout moment, sur simple demande, n’a rien à voir avec le iiess d’une douleur « naturelle », incontrôlable. Il est possible qu’une partie de l’action antalgique du pla- i ebo passe par un effet « antistress », ce qui explique- qu’il marche mieux dans la douleur « maladie à contrôler ou stopper et qu’il soit peu efficace dans la douleur déclenchée, donc facile à interrompre ni commande.
Le traitement de la douleur de l’angine de poitrine été particulièrement étudié, et ceci dès 1933 par Iwans. Dans cette belle étude, treize traitements différents, allant du nitrite de sodium au chloral, en passant par la morphine, la belladone, ou la digitale, ont été comparés à un placebo administré au cours d’une période préalable. Aucun produit ne s’est révélé meilleur que le placebo, à l’exception du chloral, de la phé- nacétine, de la morphine et de la papavérine pour lesquels subsistait… un léger doute. Bien entendu, des biais existent puisque l’étude n’a pas été menée en double aveugle. Cependant, fait aussi significatif que fâcheux pour lesdits médicaments, aucun des malades n’a demandé à poursuivre le traitement à la fin de l’essai. On peut imaginer à quel point cette étude, qui a duré deux ans et demi, a dû être troublante, aussi bien pour ses auteurs que pour la communauté médicale de l’époque.
Quatre ans plus tard, Gold et quelques confrères publient un nouvel essai concernant cette fois les xanthines introduites en 1895. Jusque lors, les observations cliniques aussi ouvertes qu’enthousiastes revendiquaient jusqu’à 80 % de résultats favorables. Là encore, le couperet méthodologique tombe. Inexorable. Xanthines et placebo ont la même efficacité. Exit la classe des xanthines. Dès lors, les publications concernant le traitement médicamenteux s’accumulent selon le même scénario. Les essais sur l’angor se succèdent. En vain. En 1946, une conférence se tient à New York, sous l’égide de l’université Comell. Elle condamne sans appel, 1’ « illusion phar- macologique » qui risque de décevoir deux personnes, le patient et son médecin. Citant alors la pharmacopée de son hôpital, Gold considère que sur les cent soixante médicaments considérés comme indispensables, un tiers au moins sont parfaitement inactifs. Bien entendu, cette « chasse aux sorcières » visant les médicaments inutiles dans le cas de l’angor ne pouvait laisser tout le monde indifférent. La résistance s’organisa.
En 1942, Elek et Katz comparent l’effet de la papa- vérine et du placebo sur dix-sept patients souffrant de ce mal. Ils concluent sans vergogne que la papavérine est un excellent traitement, mais sans rapporter le moindre résultat chiffré. Il est vrai que ces mêmes auteurs s’étaient auparavant convaincus de l’efficacité de cette molécule en l’étudiant chez le chien et en avaient tiré profit pour critiquer l’essai de Evans qui, selon eux, avait « utilisé la papavérine à des posologies trop faibles ». En 1949, Anrep et quelques confrères publient un autre essai comparant la khelline au placebo. Là non plus, pas de résultats chiffrés, mais l’efficacité de la drogue est proclamée. L’introduction contient cette remarque touchante de naïveté : l’un des chercheurs a lui-même été guéri trois ans plus tôt par la khelline! C’est ensuite le tour de l’héparine.
Graham et son équipe affirment l’efficacité de cet anti) giant : cinquante-cinq des cinquante-neuf sujets mi! été guéris pendant plusieurs jours par une seule mnvtion d’héparine, les injections de sérum salé pla- i cl») ne leur ont rien fait! Le placebo est ici utilisé pour tenter de prouver que ces mêmes sujets sont issue lisibles à une suggestion, mais il n’est question ni île double aveugle ni même de comparaison statistique. Engelberg, autre chercheur travaillant sur I héparine, utilise le placebo, mais seulement pour éliminer les sujets placebosensibles : aucune comparaison n’est faite. La conviction a la vie dure chez les rliercheurs et peut décidément leur jouer bien des tours.
La simple confrontation de quelques chiffres suffit d’ailleurs à illustrer les effets de l’enthousiasme chez les chercheurs. En 1895, certains produits utilisés dans le traitement de l’angor obtenaient jusqu’à 80 % de succès. On s’est depuis aperçu qu’il s’agissait de purs placebos. En 1969, une étude réalisée par Amsterdam a montré que dans 25 % des cas, la douleur angineuse était autant améliorée par le placebo que par le propanolol, produit pourtant très efficace, mais que ceci était vrai uniquement chez les sujets n’ayant pas de lésion athéromateuse objectivable à la corona- rographie; parmi les patients ayant une lésion bien documentée, l’effet placebo ne concernait plus que 4 % des sujets. Le scepticisme a décidément des effets bien ravageurs ! Il a pourtant parfois des effets salvateurs, comme en témoigne l’histoire de la ligature bilatérale de l’artère mammaire interne.
Cette technique chirurgicale italienne et astucieuse reposait sur une idée simple. L’angor est généralement lié à une insuffisance de circulation sanguine dans les artères coronaires. Le principe préconisé était de ligaturer l’artère mammaire interne, ce qui ne devait pas manquer de provoquer, dans un deuxième temps, une circulation de suppléance en amont de la ligature et, donc, d’augmenter l’apport de sang coronarien. Cette intervention suscita un grand enthousiasme chez les chirurgiens, les journalistes du Reader’s Digest et, par conséquent, chez les malades. Quelques voix discordantes se firent pourtant vite entendre dans ce concert de louanges et finirent par produire une belle cacophonie. Une équipe de chirurgiens décida alors de mettre en œuvre une méthodologie originale et audacieuse, du moins sur le plan éthique. Dix-sept patients angineux furent anesthésiés ; la moitié d’entre eux eut droit à une véritable ligature alors que les autres n’eurent droit qu’à une incision superficielle, une suture et une belle cicatrice. Il s’agissait donc de chirurgie placebo. Pour être certain de la neutralité du chirurgien, celui-ci ne savait qu’au dernier moment, une fois le patient anesthésié, s’il devait opérer ou faire semblant. L’amélioration clinique et la consommation de trinitrine destinée à calmer la douleur furent parfaitement comparables dans les deux groupes de patients. Bien mieux, le seul patient qui fut amélioré sur le plan électrocardiographique avait subi une chirurgie placebo! Ce résultat, confirmé par Dimond, sonna définitivement le glas de cette technique chirurgicale. Fort heureusement ! car elle n’était pas dénuée de danger. Même si l’on peut discuter les aspects éthiques de cette étude du point de vue des malades ayant subi une opération placebo sans qu’ait été recueilli préalablement leur consentement, elle sauva certainement un grand nombre de patients qui, autrement, seraient tombés au champ d’honneur de la chirurgie italienne.