Placebo où le vrai devient faux
Selon certains mauvais esprits, les placebos impurs représentent peut-être plus de la moitié du dictionnaire Vidal1 ! On peut soupçonner un médicament d’action placebo chaque fois qu’il n’a pas prouvé son efficacité, ou bien chaque fois – et c’est souvent le cas – qu’il est prescrit en dehors de l’indication pour laquelle il a été correctement étudié et a prouvé son efficacité, même si parfois, comme dans le cas de l’aspirine, on a des surprises et que l’on trouve effectivement des vertus inattendues. Prenons l’exemple du’ magnésium et observons comment un fabricant va tenter de prouver qu’une substance efficace dans une indication rare est utilisable dans une autre indication fréquente.
Ce métal est utilisé avec succès dans certains troubles du rythme cardiaque, notamment en intraveineux. De plus, sa prescription peut être considérée comme raisonnable et justifiée chaque fois qu’une carence magnésienne est probable du fait d’une cause patente. L’insuffisance en magnésium peut être primi- live ou secondaire à une carence d’apport (dénutrition, alcoolisme), d’absorption (diarrhées chroniques, fistules digestives, hypoparathyroïdie) ou à une augmentation de la fuite urinaire (traitements diurétiques au long cours, maladies uro-néphrologiques).
Les symptômes de carence magnésienne sont relativement variés : tremblements, faiblesse musculaire, tétanie, ataxie, hyperexcitabilité neuromusculaire, troubles psychiques (insomnie, nervosité), troubles du rythme cardiaque (extrasystoles, tachycardie), troubles digestifs (diarrhée, etc.).
Or il se trouve que beaucoup de ces symptômes sont retrouvés dans ce que l’on pourrait appeler les troubles névrotiques mineurs : anxiété, spasmophilie, asthénie, état de stress, etc. Conclusion apparemment logique : ces symptômes dits névrotiques sont « sûrement » liés à un déficit discret en magnésium, ce qui est nettement plus satisfaisant pour les honnêtes gens que toutes ces dégoûtantes élucubrations scato- sexologiques à la mode de Freud! Nous avons d’ailleurs eu droit dans un article anonyme du Quotidien du médecin à une magnifique démonstration jargono- scientifique qui concluait, ni plus ni moins, sur la nécessaire administration d’un sel de magnésium à action centrale dans certaines formes d’anxiété. À l’évident bluff scientifique à l’usage de médecins, pour la plupart peu habitués au langage biologique, se joignait la juxtaposition de plusieurs séries de phénomènes. Reprenons le texte.
D’un côté, le magnésium supprime certains signes liés à la carence magnésienne. De l’autre côté, certains de ces signes sont apparemment les mêmes que ceux retrouvés dans l’angoisse. Donc le magnésium traite les signes fonctionnels de l’angoisse. D’ailleurs, c’est bien normal, puisque le magnésium bloque le récepteur excitateur situé dans l’hippocampe, centre bien connu des émotions. C’est l’usage de ce terme d’excitateur qui pose en fait un problème, car exciter des neurones dans le sens utilisé par les biologistes n’a pas grand-chose à voir avec exciter un individu dans le sens habituel. Une confusion sémantique est ici créée.
L’article poursuivait en appelant à la rescousse les technologies les plus avancées. L’administration simultanée d’un sel de magnésium dans le test dit des quatre plaques chez la souris1 permettait de diminuer la dose de Diazepam de 66% par rapport au Diaze- pam seul, nom savant du Valium. Enfin venait l’EEG quantifié, nec plus ultra de la science: «Ce test mesure l’effet anxiolytique d’une molécule par augmentation des ondes électriques (32. » Une figure était lointe à l’article et montrait que ces ondes étaient plus élevées lorsque le Valium était associé au magnésium, mais elle ne fournissait aucun chiffre, aucune signifi- i ativité. Soit dit d’ailleurs en passant, ces-fameuses ondes (32 sont observées en cas d’administration des molécules à action tranquillisante, ce qui est sensiblement différente.
On pouvait penser que la conclusion logique serait : le magnésium facilite Faction du Valium. Que ne uni! « Il semble légitime de penser que l’adminis- l ration de magnésium, dont l’effet stabilisateur sur l’excitabilité neuronale a été démontré, puisse atténuer, sinon prévenir, les manifestations liées à ces phénomènes et à leurs conséquences cliniques. » Le magnésium augmente l’action pharmacologique du Valium chez la souris et sur l’EEG quantifié, donc, il allénue l’angoisse. La logique est bien malmenée de nos jours.
Le fait que le magnésium soit très probablement efficace dans des affections relativement précises mais tout à fait rares, dont certains symptômes sont également retrouvés dans les névroses, plus floues mais tellement plus répandues, amène, grâce à un raccourci que, selon la formule consacrée, nous qualifierons d’audacieux, à le proposer dans les troubles névrotiques, surtout si ceux-ci s’accompagnent de palpitations, de tremblements, de crampes, d’insomnie et de nervosité. Le tour est joué. Par un glissement métonymique (efficace, lui !), l’effet probable d’un traitement dans une pathologie rare est transposé à un symptôme apparemment semblable, appartenant à une pathologie autre mais plus fréquente.
Si l’on voulait vraiment être logique, il faudrait d’abord prouver la carence magnésienne dans toutes ces manifestations névrotiques. Les auteurs de l’article ont pensé à cette objection et expliquent très justement que les analyses biologiques semblent vouées à l’échec car la magnésémie 1 n’apporte pas beaucoup de renseignements à cet égard. Le magnésium extracellulaire ne représente qu’une infime partie du capital magnésique (environ 1 %) ; le magnésium éry- throcytaire (des globules rouges) est sujet à de nombreuses variations physiologiques (sexe, âge, horaire, maturité du globule rouge, etc.) de même que son élimination urinaire. Il est donc clair que dans la pratique courante, le déficit ne peut être infirmé ou confirmé quantitativement avec certitude.
Le lecteur sensé estimera probablement que s’il n’est pas possible de prouver la carence magnésienne dans les états de stress et d’anxiété, ce n’est finalement pas très important : seule l’efficacité clinique compte. Après tout, de nombreux traitements, comme l’aspirine, ont marché et marchent encore bien sans que l’on sache vraiment pourquoi et comment. Il suffirait donc d’un essai thérapeutique bien conduit et rigoureux pour apporter enfin la preuve clinique et thérapeutique de l’efficacité du magnésium.
Une étude ouverte réalisée chez 2 316 sujets traités en ville par des psychiatres a donc été mise en place, de manière à prouver que le magnésium prescrit à des patients anxieux permet une diminution des posologies, voire même un sevrage complet de traitements prolongés par tranquillisants (benzodiazé- pines). Il est évident que cette étude ne prouve rien du tout. Il est en effet bien connu que chaque fois que l’on prend la peine de proposer un protocole clinique à un patient anxieux, cela signifie une augmentation de la durée et de la fréquence des consultations, une attention rapprochée du médecin, donc une meilleure prise en charge psychologique et la création d’un effet placebo majeur. Est-il, dès lors, correct d’intituler l’article : « Une alternative aux benzodiazépines » ? Pourquoi le fabricant qui clame haut et fort sa conviction dans l’efficacité anxiolytique du magnésium n’a-t-il pas, tout simplement, mis en place une étude comparant, en double aveugle, l’évolution de l’anxiété sous magnésium, sous benzodiazépines et sous placebo? Comment d’ailleurs déduit-on de ce que le magnésium facilite ou augmente l’action du Valium, qu’il en facilite l’arrêt complet? N’y a-t-il pas là une incohérence ?
Pourtant, je le confesse, comme beaucoup de médecins, je prescris du magnésium. Mes patients et même mes proches en sont généralement satisfaits. Cliniquement, j’ai même l’impression que dans certains cas d’anxiété, de tics, de contractures musculaires, les résultats sont remarquables et la rechute quasi immédiate, si le traitement est interrompu. Et si je suis vraiment honnête avec moi-même, je dois bien avouer que je ne désire pas vraiment savoir s’il s’agit d’un effet pharmacologique ou placebo. Le fait de conserver un doute, de pouvoir penser que parfois l’effet est véritablement pharmacologique, me permet de garder la conviction nécessaire pour continuer de prescrire, sans états d ame excessifs, un médicament à efficacité non prouvée. Cette position peu scientifique, mais relativement confortable, n’est évidemment défendable qu’en raison de la non-toxicité du magnésium.
Le dictionnaire Vidal, véritable guide Michelin des médicaments, est toujours d’une grande prudence. Il a prévu toute une panoplie de mentions plus ou moins transparentes pour qualifier le degré de certitude concernant l’efficacité des différentes spécialités. L’expression « indiqué dans » signifie que l’activité est prouvée ; « proposé dans » veut dire que les spécialités possèdent une ou plusieurs propriétés pharmacolo- giques reconnues et qu’en raison de leur ancienneté, les indications thérapeutiques n’ont pu être mises en évidence par des essais cliniques, tels qu’ils sont prévus dans l’arrêté du 16 décembre 1975. Mieux encore, le Vidal utilise la mention « utilisé dans » qui signifie : « en l’absence d’activité spécifique actuellement démontrée, lorsqu’il s’agit de spécialités dont, dans l’état actuel des connaissances, l’activité reste à établir, bien que leur utilisation corresponde à des habitudes de prescription ou d’automédication. » On ne saurait mieux dire ! Enfin, malgré sa discrétion, l’étoile est absolument capitale, car selon que la monographie a été approuvée ou non par le ministère de la Santé, les médicaments en sont éventuellement précédés.
En clair, tout cela signifie par exemple que si le fabricant a fait l’effort de soumettre son texte au ministère, il devra se plier à la terminologie en vigueur : « indiqué dans », « proposé dans » ou « utilisé dans ». S’il n’a pas révisé sa monographie, il pourra mettre pratiquement ce qu’il voudra. Par exemple, pour en revenir encore une fois au magnésium, certaines spécialités non étoilées affirment sans vergogne : « manifestations névrotiques de la carence magnésienne : psychiques, musculaires… » alors que les spécialités étoilées mentionnent plus sobrement : « proposé dans les carences magnésiennes avérées » et « utilisé, en l’absence d’activité spécifique actuellement démontrée, dans le traitement des manifesta- lions fonctionnelles des crises d’anxiété avec hyperventilation » (Magnésium glycocolle Lafarge). Qui croire?