Placebo de découverte en découverte
Dans l’évangile selon saint Jean, Jésus-Christ rencontre un aveugle-né. Pour lui qui, d’habitude, guérissait, ressuscitait même, par simple imposition des mains ou par invocation, cet épisode n’aurait dû être que routine, d’autant plus qu’il s’était fait une vraie réputation en ophtalmologie, peut-être plus encore qu’en dermatologie. Jugeant probablement l’affection plus grave, car congénitale, il utilise pour la circonstance une technique quelque peu différente : « Cela dit, il cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, en enduisit les yeux de l’aveugle et lui dit : » Va te laver les yeux à la piscine de Siloé… » » L’aveugle s’en va, il se lave : lorsqu’il revient, il voit clair.
Ailleurs, dans l’évangile selon saint Marc, le Christ a encore une fois besoin d’un support matériel. Il crache sur les yeux d’un aveugle avant de lui imposer les mains. Toutefois, il est obligé de s’y prendre à deux reprises. Apparemment, la première tentative donnait un résultat insuffisant : « Il lui demandait : “ Vois-tu quelque chose ? ” Et l’autre qui commençait à voir, de répondre : “ Je vois les gens, c’est comme si c’étaient des arbres que je vois marcher. ” Après cela, il mit de nouveau ses mains sur les yeux de l’aveugle et celui-ci vit clair et fut guéri. » Même Dieu peut s’y reprendre à deux fois!
On peut bien entendu attribuer cette naïveté à l’âge encore tendre de Jean1 qui pouvait bien avoir besoin d’un médium pour concrétiser les pouvoirs thaumaturgiques du Christ. Il était probablement nécessaire de souligner l’exploit représenté par la guérison d’une cécité congénitale en rendant la procédure de soin plus compliquée que rvhabitude. Mais comme la notion de comprimé était inconnue à l’époque, c’est un placebo d’emplâtre que Jésus doit utiliser et étaler consciencieusement sur les yeux du patient. Il reste toutefois étrange que Dieu Lui-même ait besoin de recourir à de tels artifices! Il faut croire qu’à cette époque déjà l’humanité avait besoin d’un médiateur entre la main du Thérapeute et la maladie traitée. De nos jours, ce médiateur est généralement matérialisé par le médicament, lui-même résultat de l’addition d’une molécule pharmacologiquement active et d’une subtile substance, mystérieuse et indosable, l’effet placebo.
Mais que les choses soient claires. En matière de médicament, la médecine a utilisé et prescrit exclusivement, ou presque, des placebos pendant de nombreux millénaires. Que l’on examine les impressionnantes pharmacopées antiques ou que l’on se tourne vers les apothicaireries du Moyen Âge ou de la Renaissance, l’ensemble des produits mentionnés contient soit des substances totalement inactives, soit des médicaments actifs utilisés sans indication spécifique, c’est-à-dire, au petit bonheur la chance. Un exemple? Dans l’Egypte ancienne, le papyrus de Georg Ebers qui date du xvic siècle avant Jésus-Christ et, avant lui, en Mésopotamie, le code de Hammourabi donnent des listes interminables de plusieurs centaines de substances médicales ainsi que leurs indications, parmi lesquelles seuls l’opium et peut-être l’aspirine! ont traversé les siècles. On se prend à rêver devant l’énumération de substances étranges dont l’exotisme le dispute à la puissance évocatrice de fragrances orientales : sang de lézard, excréments de crocodile, chair de vipères, dents de cochons, liquide sperma- tique de grenouille, sabots dane, viandes pourries, etc. Toutes ces substances paraissent bien répugnantes, et l’on se demande comment les antiques patients ont pu absorber aveuglément, et sans dégoût, de tels composés. Et survivre!
En Europe, il faudra en fait attendre 1638 pour que Madame de Chinchón introduise le quinquina,
première substance ayant une activité thérapeutique revendiquée. La bonne comtesse se doutait-elle quelle tournait la page de plusieurs millénaires d’histoire de la médecine? Mine de rien, elle venait d’inventer le concept de médicament. Mais au fond, les choses ont- elles à ce point changé depuis ? La frontière est-elle à ce point nette aujourd’hui? Si autrefois le placebo était utilisé comme médicament, de nos jours ce sont les médicaments eux-mêmes qui servent de placebos.