Manœuvres secrètes et la vérité
Il est d’autres situations de recherche où le placebo a été utilisé à l’insu de presque tout le monde, à l’exception d’un ou deux protagonistes. C’est ainsi que Serge Follin, psychiatre français, a pu mettre en place un essai historique sur le Largactil, difficile à concevoir à l’heure actuelle sous le sourcilleux regard des comités d’éthique. La chlorpromazine (Largactil) a obtenu son autorisation de mise sur le marché en 1952 et a rapidement transformé la vie des institutions psychiatriques, permettant la sortie de plusieurs milliers d’aliénés jusque-là réputés incurables.
Cependant, le progrès qu’il représenta eut aussi un effet pervers. Se reposant uniquement sur leurs lauriers pharmacologiques, certains services abandonnèrent toute réflexion institutionnelle et toute tentative psycho-sociologique de désaliénation, paraphrasant le terrible jugement de Tite-Live sur la pax romcina : Ubi solitudinem, pacem appel font Finies les activités collectives, sorties, fêtes, bals, veillées, et tout ce qui transformait les services ouverts en communautés parfois assez chaleureuses. Une chape morne semblait s’être abattue sur l’asile. Et l’on vit se pérenniser sur les cahiers de pharmacie des prescriptions interminables que les patients un peu trop bien calmés avalaient immuablement, années après années.
Partant de ce constat, Follin tenta une expérience audacieuse. Il jeta son dévolu sur un pavillon ouvert, peuplé de malades chroniques. À l’insu de tout le personnel et, bien entendu des aliénés eux-mêmes, il remplaça subrepticement les gouttes de Largactil par un placebo identique dans sa présentation. Seuls trois médecins et un interne avaient été mis au courant. Ce service vétuste n’accueillait pas de nouveaux malades et formait une communauté chronique et stable de malades réputés difficiles mais généralement calmes. Les doses quotidiennes de Largactil allaient de 150 à 700 mg, la durée de traitement s’échelonnant entre 200 et 900 jours.
L’expérience a duré en tout neuf mois, du premier mai 1959 au premier février I960. Sur les soixante- huit malades qui ont participé à l’étude, trente-neuf seulement ont été retenus pouir l’analyse; vingt-neuf en ont été exclus soit ils ont changé de pavillon, soit ils ont reçu des traitements associés. Il est évident qu’une des grandes faiblesses de cette publication réside dans l’absence de tout xenseignement sur ces vingt-neuf exclus. Les résultats de cet essai n’en demeurent pas moins étonnants. La vie pavillonnaire resta inchangée et personne ne se douta une seconde de la « supercherie ». Les incidents ne furent ni plus ni moins nombreux qu’auparavant. De nombreuses modifications de traitements, avec augmentation ou réduction des dosages de placebo, furent effectuées par les internes du service ou de garde, tout ceci à la satisfaction générale. L’été venu, une délégation de malades demanda à retarder l’heure de la distribution du Largactil pour pouvoir profiter plus longuement des soirées ! Leur demande fut acceptée. Quelques patients insomniaques retrouvèrent le sommeil lorsque la dose fut augmentée; d’autres qui somnolaient s’animèrent lorsque la posologie fut réduite. L’auteur put vérifier que l’élimination du « Largactil vrai » était lente puisque des érythèmes solaires se produisirent comme tous les ans, en début d’été, deux mois après mise sous placebo.
Au bout de neuf mois, on fit les comptes. Pas de changement clinique chez quinze patients dont neuf schizophrènes, deux « déséquilibrés thymiques », un éthylique, deux déments et un patient souffrant d’un syndrome atypique. Des aggravations furent notées chez un schizophrène et un dément chez qui la réapparition de l’agitation ne put être calmée que par des injections de Largactil « vrai ». Certaines améliorations furent telles quelles permirent la sortie de onze malades dont quatre schizophrènes, six « déséquilibrés thymiques » et un épileptique. Dans onze autres cas, les progrès furent nets mais insuffisants pour l’autoriser : six schizophrènes, un « déséquilibré thy- mique », un confus, un arriéré, deux patients jugés « atypiques » étaient concernés. Le total de l’expérience montrait donc vingt-deux améliorations, dix- sept « échecs » dont deux aggravations. Sur vingt schizophrènes, on comptabilisa dix améliorations dont quatre sorties et dix échecs dont une aggravation. Chez les « déséquilibrés thymiques », le succès fut global et manifeste : on y comptait sept améliorations dont six sorties et seulement une aggravation.Les auteurs notèrent que les patients, même améliorés, restaient passifs, conformément à la description du syndrome de passivité sous neuroleptiques faite par Paul Balvet à la même époque.
La passivité serait- elle surtout induite par la chronicité induite par le service et l’attitude des gardiens-infirmiers ? Il est vrai que selon Gaston Ferdière, les neuroleptiques sont avant tout des « tranquilliseurs du personnel » ! Pierre Charazac, qui abordait également la question de la prescription des psychotropes dans son mémoire de CES de psychiatrie, suggérait une idée assez proche, à savoir que la nature de la prescription dans un service de psychiatrie dépend pour une bonne part de la personnalité de son responsable. En d’autres termes, si le patron est un anxieux, les prescriptions de tranquillisants vont se multiplier; si c’est un déprimé, les antidépresseurs seront largement administrés ; enfin, si le patron est fou, la distribution de neuroleptiques sera généreuse. Bien entendu, il ne s’agit que d’une boutade, ou presque, le phénomène étant très difficilement quantifiable pour des raisons faciles à comprendre. Il reste que les neuroleptiques ont bien permis de traiter la peur que les soignants avaient de la folie. Débarrassé de cette crainte, on pouvait commencer à penser et, partant, à imaginer de nouveaux traitements. Sans aucun doute, ce sont bien les médicaments psychotropes qui ont notamment permis aux concepts psychanalytiques de pénétrer l’institution psychiatrique.
Vidéo : Manœuvres secrètes et la vérité
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