L'intelligence et le vieillissement : Approche psychométrique
Wechsler (1944) fut l’un des premiers à poser le problème de la mesure de l’intelligence chez l’adulte et l’âgé. Il est le créateur d’une batterie de test, le WAIS (Wechsler Adult Intelligence Scale), qui demeure très utilisée à l’heure
actuelle. Il souligna le fait essentiel qu’une mesure globale de l’intelligence ne permet pas de comparer des enfants, des jeunes et des âgés car le vieillissement est un phénomène dissociatif. À cet égard, il parle de tests qui « résistent au vieillissement » et de tests qui « ne résistent pas au vieillissement ». Une évaluation globale de l’intelligence intègre les résultats à toute une série de tests. Un jeune et un âgé peuvent donc avoir une performance globale identique avec une distribution des résultats très différente pour chacun des sous-tests. Les changements de l’intelligence ne sont donc pas uniquement de nature quantitative.
Plus précisément, le WAIS est constitué de onze sous-tests regroupés en deux échelles, une échelle verbale et une échelle de performance.La batterie permet de mesurer trois QI (coefficient d’intelligence) : le QI verbal, le QI performance et le QI total. Le QI se calcule en divisant l’âge mental par l’âge chronologique. Plus concrètement, pour un sujet, on divise sa note aux tests par la note moyenne obtenue par un échantillon de sujets du même âge que lui et l’on multiplie le rapport obtenu par 100. En conséquence, le QI moyen s’établit à 100 quel que soit le groupe d’âge étudié car un sujet est toujours comparé à son groupe d’âge. Quand on veut comparer des groupes d’âge entre eux, ce qui est le cas dans une recherche transversale sur le vieillissement, on ne prend qu’un seul groupe de référence, celui des sujets jeunes. Si l’on prenait pour chaque sujet, jeune et âgé, son propre groupe de référence, l’évolution des QI serait constante. Elle demeurerait stable autour de 100, ce qui amènerait à la conclusion, optimiste mais fausse, que l’intelligence n’est victime d’aucun déclin.
Echelle verbale :
Informations : Connaissances générales
Mémoire de chiffres: Répétition de chiffres en ordre direct
Vocabulaire Arithmétique: Définition de mots.
Compréhension Similitude : Résolution par calcul mental de problèmes énoncés verbalement.
Echelle performance :
Complètement d’images: Construction d’une histoire à l’aide d’une suite logique d’images.
Arrangement d’images Cube: Reproduction de dessins à l’aide de cubes dont les faces peuvent être rouges, blanches ou les deux
Assemblage d’objets Code: Construction de petits puzzles sans modèle.
Copie d’un maximum de signes en un temps limité.
Grégoire (1993), a conduit une recherche sur le vieillissement au WAIS-R (le « R » signifie « révisé ») sur un échantillon de sujets âgés de 25 à 79 ans. Nous ne présentons que les résultats avec les notes ajustées, c’est-à-dire pondér: par le niveau d’études
Le QI verbal a un profil de vieillissement très différent du QI performance. Le premier est stable jusqu’à 80 ans. Le second décline à partir de 45 ans et s’effondre après 70 ans. Si l’on analyse l’évolution par sous-test, on constate que, mise à part la « Mémoire de chiffres », tous les sous-tests de l’échelle verbale résistent au vieillissement, et que tous les sous-tests de l’échelle de performance subissent sévèrement l’effet de l’âge avec l’effet le plus massif pour le « code » qui est un test de vitesse et d’attention.
Une dissociation semble ainsi apparaître entre une intelligence liée aux connaissances, aux savoirs scolaires, qui pourrait résister voire s’améliorer avec l’âge, et une intelligence liée à des contextes nouveaux (puzzle, découverte d’une histoire ou d’une énigme) qui vieillirait dès la quarantaine. La mémoire et la vitesse sembleraient aussi être des facteurs importants dans le vieillissement. Ce phénomène dissociatif est développé dans un modèle bi factoriel, très célèbre dans l’histoire de la psychométrie : le « modèle de l’intelligence cristallisée et de l’intelligence fluide » de Cattell (1963).
Le modèle bifactoriel de l’intelligence cristallisée et de l’intelligence fluide
Selon Cattell, il existerait deux facteurs généraux d’aptitudes et non un seul comme le prétendait Spearman : un « facteur gc » ou aptitude cristallisée et un « facteur gf » ou aptitude fluide. Le « facteur gc » sature les activités dans lesquelles le jugement se cristallise dans du matériel culturel tel que le vocabulaire, les compétences numériques ou encore la fluidité verbale (capacité à générer le plus rapidement le plus grand nombre de mots appartenant à une certaine catégorie).
L’aptitude fluide ou « facteur gf » sature principalement des tests tels que les séries, les analogies, la topologie. L’aptitude fluide peut être mesurée par des tests dits culture fair c’est-à-dire des tests valides dans toutes les cultures. Il s’agirait d’une aptitude universelle quasi indépendante des contextes socioculturels. Ces deux facteurs sont distincts bien que positivement corrélés. La corrélation entre les deux passerait de 0,60 chez l’enfant à 0,30 chez l’adulte. Il y aurait un processus de différenciation de ces deux aptitudes durant le développement de l’enfant. Nous reviendrons sur cet aspect.
Cattell, afin d’asseoir son modèle bi factoriel, l’appuya sur six propriétés fondamentales :
– les deux aptitudes générales ont des courbes de vieillissement très différentes (Hom et Cattell, 1966). L’aptitude fluide atteint son maximum à 14- 15 ans puis décline régulièrement. L’aptitude cristallisée atteint son maximum vers 18-20 ans et demeure stable jusqu’à un âge avancé. La recherche de Grégoire (1993) sur le WAIS-R, présentée au paragraphe précédent, s’interprète donc très bien par rapport à cette première propriété ;
– les lésions cérébrales ont des effets différents. Sur le « facteur gc », l’effet est différentiel (Pichot, 1946) c’est-à-dire qu’une lésion peut affecter la performance à un test sans être lisible sur les autres tests. On peut citer l’exemple des aphasies (troubles du langage). En revanche, sur le « facteur gf » l’effet est global, c’est-à-dire qu’une lésion influence les performances à tous les tests ;
– la variabilité (différence entre les individus) du QI cristallisé est de 50 % supérieure à celle du QI fluide ;
– l’hérédité serait plus influente sur le facteur « gf » que sur le facteur « gc » ;
– le facteur fluide reste très homogène quels que soient l’âge et le niveau culturel des sujets. En revanche, une augmentation de l’hétérogénéité du facteur cristallisé est observée chez les adultes jeunes et âgés par rapport aux enfants ainsi que dans les groupes de personnes à faible niveau éducatif. En d’autres termes, les corrélations entre les tests d’intelligence fluide restent très stables alors qu’elles ont tendance à diminuer chez les personnes âgées et chez les personnes faiblement instruites, pour les tests d’intelligence cristallisée ;
– l’aptitude cristallisée semble relativement indépendante de l’état de santé et de fatigue du sujet ; sa fluctuation journalière semble faible. En revanche, l’aptitude fluide apparaît sensible à la fatigue et à l’état de santé ; elle fluctue au cours de la journée.
Définition de l’intelligence cristallisée et de l’intelligence fluide
L’intelligence cristallisée se révèle à travers un grand nombre d’activités liées à la profondeur du savoir et de l’expérience, du jugement, de la compréhension des relations sociales et des conventions, du savoir-faire. Les aptitudes primaires qui y sont attachées sont la compréhension verbale, la formation de concepts, le raisonnement logique et le raisonnement général. Le type de tests habituellement utilisés pour la mesurer sont les tests de vocabulaire ou de raisonnement analogique ou syllogistique
Extraits du test de vocabulaire le Mill Hill
Consigne : donnez en quelques mots la signification de chacun des mots suivants tel qu’il est dans le premier exemple.
- se vanter : se glorifier
- mélanger : …
- viril : …
- perpétrer : …
- putatif : …
Consigne : dans chaque groupe de six mots, soulignez le mot qui signifie la même chose que le mot écrit en majuscule au-dessus du groupe comme dans l’exemple suivant.
IMMERGER:
fréquenter embrasser
plonger renverser
émerger montrer
Extrait d’un test de raisonnement analogique
Question : la lune est à la nuit ce que le soleil est…
L’intelligence fluide se révèle à travers des activités de compréhension des relations entre des données nouvelles de nature spatiale ou verbale, de construction d’inférences et d’implications .
Les aptitudes primaires qui représentent le mieux cette intelligence sont le complètement, le raisonnement inductif, la flexibilité figurale, l’intégration et, en collaboration avec le « facteur gc », le raisonnement logique et le raisonnement général. Les tests qui mesurent le mieux cette aptitude sont les séries de lettres, les matrices ou la topologie. Cette intelligence est moins corrélée au niveau d’études du sujet. Elle n’est pas sans évoquer l’intelligence opératoire décrite par Piaget, que nous présenterons dans un paragraphe suivant.
En conséquence, la mesure de l’intelligence nécessite dans ce cadre bi factoriel l’évaluation de deux QI, un QI fluide et un QI cristallisé. Le premier décline avec l’âge alors que le second reste stable voire s’améliore. Une synthèse des deux amène à considérer (Horn et Cattell, 1966) que l’intelligence reste stable jusqu’à un âge avancé (70-75 ans). Baltes (1990) affirme que les déficits de l’intelligence fluide sont très longtemps compensés par les performances de l’intelligence cristallisée. L’âgé compenserait par son expérience sa difficulté à répondre à des situations nouvelles.
Les intérêts et les limites du modèle de l’intelligence cristallisée et fluide
L’étude de Grégoire (1993) sur le vieillissement au WAIS-R montrant que le QI verbal « résiste à l’âge » alors que le QI performance « ne résiste pas à l’âge » s’intègre bien dans le modèle de Cattell. Des recherches (Kaufman et al., 1989) conduites sur des échantillons américains confirment cette analyse. Malgré tout, le sous-test de mémoire de chiffres qui appartient au QI verbal est sensible à l’âge, et le test du code appartenant à l’échelle performance subit le vieillissement de façon plus sévère que les autres tests de cette échelle. Il semble donc nécessaire, si l’on veut expliquer le profil évolutif de ces deux sous-tests, d’évoquer l’existence d’autres facteurs d’intelligence que ceux de l’intelligence cristallisée et de l’intelligence fluide.
Hom (1986) a réalisé une analyse statistique de recherche de facteurs sur le WAIS. Cette analyse statistique s’appelle analyse factorielle. Elle est très souvent utilisée dans ce type de recherche. Il s’agissait d’une analyse confirmatoire, c’est-à-dire d’un traitement des résultats dont la finalité était de valider (confirmer) le modèle bi factoriel de l’intelligence cristallisée et fluide .
Il apparaît que la structure factorielle du WAIS nécessite quatre et non deux facteurs d’intelligence. Wc et Wf, qui correspondent aux facteurs fluide et cristallisé, saturent huit sous-tests (coefficients entre parenthèses). ARCT est un facteur de mémoire à court terme. Il sature les sous-tests de mémoire de chiffres et surtout d’arithmétique, ce qui correspond aux résultats de Grégoire (1993). Ws est un facteur de vitesse d’inspection visuelle qui sature
le sous-test « Code », ce qui confirme aussi les résultats de Grégoire. Il apparaît donc que le modèle bi factoriel de Cattell est à la fois fort séduisant de par sa simplicité et ses vertus explicatives dans le domaine du vieillissement mais aussi simplificateur. Deux facteurs généraux d’intelligence semble donc représenter un modèle approximatif. La question du nombre de facteurs nécessaires pour décrire l’architecture de l’intelligence est donc posée.