L'industrie pharmaceutique : Rendement décroissants et déficit d'innovation
Mais, indépendamment de ce débat sur la validité des chiffres, une chose est incontestable : les coûts augmentent de manière faramineuse. La loi des rendements décroissants est de plus en plus évoquée, non seulement par les observateurs extérieurs mais aussi par certains acteurs comme par exemple Jean-François Dehecq, président-directeur général de Sanofi- Synthélabo, dans une interview au Figaro en 2002. La même année, Daniel Vasella, patron de Novartis (sixième groupe pharmaceutique mondial, né de la fusion en 1996 de Ciba et Sandoz), déclarait également : « Pour essayer d’innover, l’industrie pharmaceutique a dû augmenter ses investissements en R & D, sans améliorer pourtant notablement le nombre de produits mis sur le marché. » Si les industriels reconnaissent cette situation (augmentation des coûts de recherche, nécessité de trouver des remplaçants aux blockbusters tombant dans le domaine public), c’est qu’ils sont à la recherche active des moyens de s’y opposer.
Le « terrain » qu’exploitent les chercheurs de l’industrie pharmaceutique serait donc de moins en moins fertile. Pour quelles raisons ? L’industrie pharmaceutique explique souvent l’augmentation des coûts des essais cliniques par les exigences de plus en plus fortes des pouvoirs publics avant l’homologation d’un nouveau médicament. Mais pour quelles raisons les pouvoirs publics ont-ils besoin de plus en plus d’études incluant de plus en plus de patients pour se laisser convaincre ? D’abord parce que les nouveaux médicaments peuvent mettre gravement en péril la vie des consommateurs, comme ce fut le cas avec la thalidomide, dont le scandale fut à l’origine du renforcement des exigences dans tous les pays (voir infra, chapitre 4). Mais aussi — et surtout — parce que les améliorations apportées par les nouveaux médicaments sont de plus en plus imperceptibles et donc de plus en plus difficiles à mettre en évidence.
Quand la pénicilline a été testée en 1942 sur cent vingt-neuf patients atteints d’une infection à gonocoques, « la statistique était vite faite : les cent vingt-neuf étaient guéris ». Si le traitement de référence auquel on compare le candidat médicament guérit 50 % des patients, il faudra deux cents patients pour démontrer une amélioration de 20 % (70 % de patients guéris). Mais si le candidat médicament n’améliore les résultats que de 5 %, ce qui est beaucoup plus fréquent aujourd’hui, il faudra 3 500 patients. Tout dépend aussi de ce qu’il faut démontrer.
Si on vérifie seulement qu’un candidat médicament abaisse la tension artérielle, 3 000 à 4 000 patients sont suffisants16. Mais si on est beaucoup plus rigoureux et que l’on veut démontrer que le candidat médicament réduit le nombre de morts, alors il faut réunir des dizaines de milliers de patients étudiés sur une période de temps beaucoup plus longue. Et comment pourrait-on, à la lumière des déceptions passées, se passer de ce type d’études qui montrent enfin quelque chose d’incontestable ?
Ainsi, entre la fin des années 1970 et la fin des années 1990, le nombre moyen d’essais cliniques nécessaires pour démontrer l’intérêt des candidats médicaments a doublé, passant de trente à soixante. Et pendant la même période, le nombre de patients inclus dans les essais cliniques a été multiplié par plus de deux, d’où l’augmentation des coûts.
Or, non seulement les nouveaux médicaments sont de plus en plus onéreux à mettre au point, mais il y en a de moins en moins : selon les analystes financiers qui suivent cette activité au jour le jour, le nombre de médicaments en cours de développement qui pourront prétendre être à leur tour des block- busters diminue fortement. Certes, le marché des médicaments continue à croître dans les grands pays comme les États-Unis à un rythme très supérieur au produit intérieur brut, ce qui peut masquer cette situation. Mais il se trouve que la plupart des grands médicaments qui rapportent le plus d’argent sont en train de tomber dans le domaine public : environ 40 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel sont ainsi menacés dans les prochaines années si l’industrie des génériques — c’est-à-dire les copies de médicaments tombés dans le domaine public et que tout un chacun peut désormais fabriquer et commercialiser — réussit à jouer son rôle. Ce qui devrait se faire, tant les enjeux sont importants, même si de grandes batailles politiques commencent — et on sait que tous les obstacles possibles et imaginables seront créés par les industriels du médicament pour s’opposer à l’arrivée de génériques qui ne soient pas sous leur propre contrôle.
Il n’en reste pas moins que pour maintenir les profits élevés du secteur après les grandes fusions qui ont eu lieu, les analystes et les industriels eux-mêmes considèrent qu’il faut que chaque grand laboratoire de taille mondiale mette sur le marché entre deux et quatre nouvelles molécules chaque année, alors qu’ils ne semblent actuellement pas en mesure de faire mieux qu’une à deux tous les deux ans. On est donc loin du compte !
C’est ce qui explique le constat sévère établi fin 2002 par une étude prospective (intitulée « Pharma 2010») du cabinet IBM Business Consulting Services (ex-PriceWaterhouse) : « Le bénéfice par action offert par les vingt premiers laboratoires mondiaux, qui était en moyenne de 28 % pour l’actionnaire entre 1993 et 1998, est tombé depuis cinq ans à 4 % ou 5 % . »
Vidéo : L’industrie pharmaceutique : Rendement décroissants et déficit d’innovation
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