L'industrie pharmaceutique : Quand les fusions paralysent la recherche
On a vu que la méthodologie des essais cliniques avait déjà rigidifié depuis longtemps les opérations de recherche et de développement. Mais les fusions aggravent la situation.
On sait qu’aucune molécule antisida n’est d’origine française, alors que les chercheurs français ont été les premiers à identifier le virus HIV, ce qui est un travail d’une nature complètement différente de celle de l’invention d’un médicament. Cela montre à la fois l’indépendance entre la biologie et la pharmacologie, d’un côté, et la segmentation de cette même pharmacologie, de l’autre. Le mieux que puisse faire la pharmacologie, c’est transformer les découvertes biologiques en instruments techniques pour ses recherches, par exemple en « cible biologique » sur laquelle les pharmacologues pourront tester leur chimiothèque. Mais ce travail de transformation d’une découverte biologique en instrument technique n’est pas automatique, ne découle pas logiquement du travail des biologistes. Elle suppose de nouvelles compétences, de nouvelles transformations qui ne vont jamais de soi.
Pour travailler à la mise au point de médicaments contre le sida, il faut une expérience dans le domaine de l’immunologie pharmacologique qui ne se constitue pas du jour au lendemain. Ainsi, un laboratoire comme Synthélabo avait tenté au début des années 1990 de constituer ex nihilo un axe de recherche pharmacologique sur le sida. On avait alors tenté de faire travailler ensemble des équipes disparates d’universitaires, certaines sélectionnant des molécules, d’autres, installées à des centaines de kilomètres dans un autre centre, essayant de définir des modèles animaux pour les tester. Peu efficace, ce dispositif a vite été dissous mais il a coûté cher.
Certes, on connaît des équipes de chercheurs qui ont su bifurquer habilement à l’occasion d’une découverte imprévue et ont su ensuite exploiter un filon constitué par une nouvelle classe chimique. Mais cela semble beaucoup moins probable aujourd’hui qu’hier. Car les chercheurs sont désormais strictement organisés par axes disciplinaires et toute molécule qui ne donne pas satisfaction a de grandes chances d’aller au panier sans que l’on s’y attarde beaucoup (ce qui n’était pas forcément le cas quand la synthèse chimique était difficile : on essayait de trouver un usage à toute molécule synthétisée et l’on se résignait toujours difficilement à l’abandonner).
Ces rigidités de la recherche, devenues inhérentes à tous les laboratoires, sont démultipliées au moment d’une fusion. Les laboratoires sont en effet spécialisés sur quelques axes, disposant dans ceux-ci d’équipes de chercheurs ayant une tradition et une compétence : des savoir-faire comme la capacité à faire fonctionner (et à perfectionner) des tests prospectifs de ce qui va se passer au cours des essais cliniques, une bonne connaissance de la littérature et des autres équipes (universitaires ou non) qui travaillent dans les mêmes domaines. Or, dans tous les groupes, même si toute une partie des équipes de recherche travaille de manière indifférenciée pour tous les domaines (par exemple dans les services communs de toxicologie, de galénique, de pharmacocinétique, etc.), on passe très difficilement d’un secteur de recherche à un autre. Cela est vrai a fortiori dans le cas d’une fusion qui, loin de permettre des « synergies »
dans ccs domaines clés pour l’invention de nouveaux médicaments, stérilise encore plus la créativité des chercheurs.
Cette rigidité est devenue un problème tel que certains grands laboratoires ont été amenés à créer ce que les Américains appellent des spin-ojf, des petites sociétés créées de toutes pièces pour exploiter un de leurs programmes de recherche qui n’avance plus dans le cadre d’une entreprise ankylosée. C’est le cas d’Aventis, qui a créé en 2002 la société Proskelia pour son programme de recherche sur les maladies osseuses, ou de Roche avec Basilea pour les antifongiques Jürgen Drews parle sans doute de sa propre expérience, alors qu’il vient d’un des laboratoires considérés comme faisant partie des plus prometteurs (Hoffmann LaRoche), quand il écrit : « En résumé, l’industrie pharmaceutique est en train de remplacer son ancienne organisation de recherche par un appareil technique capable de faire des analyses, des expériences sur des animaux, des synthèses chimiques, mais qui se trouve totalement incapable de développer de nouvelles idées ou concepts. Les organisations de recherche des grands laboratoires pharmaceutiques ne se gèrent plus elles-mêmes. Elles sont dirigées par des juristes, des financiers, des vendeurs et des commerciaux, pour qui le futur ne peut être imaginé que comme la suite linéaire des développements en cours. […] L’industrie pharmaceutique a créé des conditions qui éliminent l’originalité, la créativité et la liberté, mais qui favorisent le consensus, le suivisme, la soumission et un esprit répétitif2. » Évidemment, ce n’est pas ce langage courageux que l’on utilise dans les documents destinés au grand public ou aux actionnaires !