L'industrie pharmaceutique : Les grands laboratoires font de la résistance
Le sort de la plupart des grands laboratoires pharmaceutiques, on l’a vu, est suspendu à quelques médicaments block- busters (dont le chiffre d’affaires annuel dépasse le milliard d’euros). D’où une fragilité, que l’on peut mesurer quand l’un de ces médicaments prometteurs est retiré du marché pour des raisons de tolérance : les conséquences sur le cours de Bourse de la firme concernée sont immédiates et son effondrement ne peut être évité que pour des raisons spéculatives (les investisseurs savent que l’entreprise en question risque d’être vendue ou tout au moins fortement restructurée).
C’est précisément ce qui est arrivé à Synthélabo, laboratoire français qui avait atteint une taille européenne après avoir absorbé Delagrange et Delalande en 1991. Il était capable de garantir une progression de 15 % pour an à ses actionnaires. L’accident est survenu en 1993, avec le retrait brutal du marché de l’Ananxyl®, un anxiolytique n’appartenant pas à la famille des benzodiazépines : plusieurs greffes du foie et des décès, suite à des hépatites médicamenteuses, ont contraint Synthélabo à retirer le médicament du marché, alors qu’il était promis à un brillant avenir. Dès lors, l’avenir de cette société était scellé : en 1999, elle sera absorbée (pour le plus grand bénéfice de ses actionnaires) par un autre laboratoire français, Sanofi, après l’échec de sa tentative de repousser les échéances en essayant — vainement — de racheter les quelques petits laboratoires français encore indépendants (Pierre Fabre, Beaufour). Quant à l’avenir du groupe formé par le regroupement de Sanofi et de Synthélabo, il est également suspendu, comme celui de tous les autres laboratoires pharmaceutiques, au sort d’un ou deux médicaments. A la moindre inquiétude, par exemple sur la solidité d’un brevet menacé d’être attaqué par un génériqueur, le cours de l’action chute de manière significative.
Or, la menace est sérieuse. La plupart des grandes pathologies peuvent aujourd’hui être traitées avec des génériques à peu près aussi bien qu’avec des médicaments protégés : c’est le cas des maladies cardiovasculaires, de nombreux troubles chroniques comme le diabète ou le cholestérol, de nombreuses maladies infectieuses et de la totalité des troubles psychiatriques (neuroleptiques, anxiolytiques, antidépresseurs). Ainsi, les antidépresseurs employés dans les cas les plus graves appartiennent à la classe des tricycliques et sont tous dans le domaine public (et les nouveaux antidépresseurs n’ont pas vraiment fait la preuve de leur supériorité dans ces cas graves). Même certains neuroleptiques appartenant aux nouvelles familles dites antidéficitaires sont maintenant dans le domaine public. Quasiment toutes les benzodiazépines indiquées dans l’anxiété et dans les troubles du sommeil ne sont plus protégées.
Pourtant, malgré cette fragilité et ces menaces, l’industrie pharmaceutique tient toujours bon. Comment l’expliquer ? En premier lieu, on observe que les médicaments qui ne sont plus protégés restent souvent inabordables et continuent à rapporter beaucoup d’argent aux laboratoires qui les ont inventés mais n’en ont plus le monopole. C’est que l’industrie des génériques est encore très peu développée. Elle reste essentiellement une industrie nationale, divisée en une multitude de petites entreprises, même en Europe. Son développement a en effet été limité par la disparité des législations nationales, par les obstacles juridiques, par les risques de procès (que certains grands laboratoires intentent systématiquement sous n’importe quel prétexte), par des marges faibles qui rendent beaucoup plus longue la période d’accumulation de capitaux nécessaire à une extension internationale, et qui freinent la mise en place d’une distribution convenable auprès du réseau des pharmaciens et d’une promotion efficace auprès des médecins prescripteurs (indispensable quand un droit de substitution automatique n’est pas accordé au pharmacien).
En deuxième lieu, malgré les déclarations publiques faites régulièrement par les responsables politiques, les autorités de la plupart des pays riches ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour protéger leur marché national de l’arrivée de sociétés spécialisées dans la fabrication de génériques et empêcher la constitution de multinationales dans ce domaine. La plupart du temps, ce sont d’ailleurs les grandes firmes pharmaceutiques qui dominent un marché national, qui y fabriquent aussi des génériques pas toujours très bon marché. Souvent, leur objectif est moins de développer le marché que d’occuper la place, pour dissuader un autre générique de s’installer. Qui pourrait donner le nom d’un seul grand fabriquant de génériques en France et dans le monde ?
Enfin, beaucoup de médicaments considérés comme des nouveautés et — marketing aidant — assez largement diffusés ne devraient, selon les experts indépendants souvent scandalisés, qu’être prescrits en « seconde intention », c’est-à-dire quand les anciens médicaments ont montré qu’ils n’avaient pas d’effet ou qu’ils avaient trop d’effets indésirables. Ces nouveautés, en effet, n’apportent très souvent qu’un progrès infime, malgré une augmentation de coût considérable par rapport à des médicaments génériques.
Les laboratoires ont donc d’autres moyens que les brevets pour protéger leur monopole et empêcher la concurrence de jouer à plein : face aux menaces, ils ne restent pas passifs et tentent de répondre par une stratégie que l’on pourrait souvent qualifier d’intimidation. Mais cela pourra-t-il durer? Rien n’est moins sûr, car le marché en cause est trop important. Ainsi, aux États-Unis, où la taille du marché joue en faveur des génériques, ces médicaments représentent désormais, comme on l’a vu, près de la moitié du chiffre d’affaires des médicaments prescrits. Face aux industriels du médicament, ce sont même les autres industries qui se mobilisent pour favoriser les génériques, car elles doivent payer les frais médicaux de leurs employés. Une vaste « coalition », dans le style américain, a ainsi été créée en 2001 sous le nom Business for Affordable Medicine : regroupant cinq cents grandes entreprises, onze gouverneurs et de nombreux syndicats, elle réclame des modifications législatives pour rendre plus facile l’accès aux génériques.