L'industrie pharmaceutique : Le tournant
C’est cette méthode qui prend fin avec la systématisation des essais cliniques randomisés. Et alors tout l’appareil de l’invention change. On entre dans un nouveau paradigme.
À l’« apparent désordre » qui régnait (la formule est de la pharmacologue Josette Margarit, à l’origine de la mise sur le marché de plusieurs benzamides), un ordre nouveau va succéder. S’il fallait deux à trois ans dans les années 1960 pour passer du laboratoire à la clinique, un médicament comme le Prozac, « étudié pour la première fois en laboratoire en 1974, n’a un usage clinique qu’en 1987 » !
Dans le cas précis de Louis Justin-Besançon, le témoignage de son fils, également médecin, est très intéressant : « Confier une molécule à des cliniciens après avoir vérifié son innocuité et puis trouver des indications, cela ne se fait plus, c’est interdit maintenant. Mon père convenait merveilleusement bien à une époque de l’industrie pharmaceutique, aujourd’hui il aurait fait autre chose… Autant il a été fantastique dans les années 1950, autant à partir des années 1970 il s’est trouvé inadapté dans l’univers des contraintes administratives… Il ne s’est pas intéressé aux essais contrôlés dans la période clé des années 1970… Les essais comparatifs avec tirage au sort, il leur a été hostile au moment où il aurait dû être en avance dans ce domaine. »
Il faut désormais payer le prix de la rapidité et de cette sorte de facilité de la découverte qui a été le lot des laboratoires pharmaceutiques (ce fut le cas de Delagrange, mais aussi de Servier, Fournier, Pierre Fabre, Delalande, etc.) qui se sont lancés dans la course de 1945 à 1975. En fait, cette facilité cachait sans doute une grande fragilité du processus. Ce qui est certain en tout cas, c’est qu’on n’a pas réussi à poursuivre le mouvement au-delà de cette date. Il y a eu dans les années 1960 et 1970 une sorte d’euphorie : jamais peut-être une industrie ne s’est construite aussi vite, n’est née accompagnée de tels succès, et les capitaux se sont multipliés à un rythme démentiel, profitant de la fenêtre d’opportunité alors ouverte et que les essais contrôlés vont refermer.
Pour reprendre notre exemple, le Primpéran® va conquérir un gigantesque marché, mondial, dès sa commercialisation en 1963. Longtemps la publicité le présente sous la forme d’un comprimé qui fait le tour de la planète comme un satellite. Les toutes petites équipes de recherche de Delagrange peuvent alors collaborer avec les équipes infiniment plus prestigieuses et plus expérimentées des laboratoires américains Merck. Un chercheur de Merck imagine, à partir du Primpéran®, une molécule qui deviendra le sulpiride (commercialisé sous le nom de Dogmatil® en 1968, quatre ans après sa synthèse chimique) et qui sera non seulement un très bon neuroleptique mais, ce qui est très original, un quasi-antidépresseur (les neuroleptiques peuvent être repérés par leur action antiémétique quasi systématique, quelle que soit la famille chimique à laquelle ils appartiennent). D’après certains récits, Delagrange aurait alors déposé avant tout le monde un brevet qui va lui permettre de s’imposer comme un des plus grands laboratoires français. A partir de très peu de moyens, il a réussi en quelques années à s’imposer comme une société réalisant désormais plus de 70 % de son chiffre d’affaires hors de France et valorisée plusieurs milliards de francs. En 1973, Delagrange fait partie du peloton de tête de l’industrie pharmaceutique française. Elle invente des nouveautés qui sont commercialisées bien au-delà de l’Hexagone.
Mais cela était trop beau pour pouvoir durer…