L'industrie pharmaceutique : La recherche soumise aux programmes des laboratoires
La recherche de médicaments a toujours été dépendante de « programmes » qui dictent les conditions de travail des chercheurs, leurs centres d’intérêt, leurs méthodes et leur organisation. Et cela bien avant l’époque des essais cliniques. A la suite des premières observations de Fleming (l’inventeur de la pénicilline), et même si celui-ci n’encouragea alors aucune recherche supplémentaire, des chercheurs cliniciens comme Paine en 1931 ont utilisé la pénicilline avec d’excellents résultats. Quatre articles ont été ainsi été publiés à ce sujet entre 1928 et 1935, allant tous dans le même sens. Mais personne dans l’industrie pharmaceutique n’a repris la balle au bond. C’est que les industriels étaient alors embarqués dans un programme totalement différent : la recherche de dérivés de colorants chimiques plus efficaces, pénétrant mieux les tissus.
Les « programmes » de recherche concernaient ainsi le prontosil et les entreprises allemandes comme Bayer réalisaient des screening importants sur des animaux avec des molécules apparentées. Dans un programme semblable, les Français isolèrent le sulfanilamide (les travaux sur cette lignée chimique donneront plus tard des médicaments contre le diabète). Mais personne ne voulait alors croire — et surtout pas l’équipe dans laquelle travaillait Fleming, qui gagnait beaucoup d’argent en inventant de prétendus vaccins dont les médecins militaires se méfiaient ajuste titre — qu’une substance issue d’une boîte de Pétri pouvait détruire des organismes vivants, les microbes, une fois qu’ils avaient pénétré et proliféré dans un corps humain.
De la même façon, la méthode des essais cliniques oriente aujourd’hui les programmes de recherche, fermant de fait la voie à celles qui ne sont pas adaptées à leur mode opératoire, comme l’illustre le cas de l’homéopathie. Le « programme » des essais cliniques a en effet dicté la forme d’existence de ce que l’on appelle désormais effet placebo, qui fixe une barrière infranchissable rejetant à l’extérieur ce qui ne peut pas être pris en compte. Expliquons-nous : le pari des essais cliniques est que l’effet placebo sera le même dans le groupe de patients qui prend le candidat médicament et dans celui qui prend la substance neutre. Si le candidat médicament guérit, non pas en fonction des hypothèses biologiques que l’on avait pu faire, mais pour d’autres raisons, cela n’a aucune importance. Cela ne remet pas en cause les essais cliniques. Les essais cliniques sont là pour montrer que cela marche, ou non. Les cliniciens comme les patients sont d’ailleurs à juste titre assez indifférents aux raisons pour lesquelles les médicaments marchent. Mais qu’un placebo marche contre un autre placebo, c’est un vrai problème !
Ainsi, quand un essai clinique de « remède » homéopathique issu d’une haute dilution contre un placebo est positif, il ne peut pas être pris en compte : il s’attaque au cœur du programme. Il ne valide pas tant l’homéopathie (ce qui est actuellement impossible) qu’il risque de dévaloriser et ridiculiser la méthode des essais cliniques. Ici, les essais cliniques pourraient se retourner contre eux-mêmes et tous leurs présupposés théoriques menaceraient alors de s’effondrer. Les essais cliniques ne peuvent pas être remis en cause, car ils sont le fondement de toute la médecine moderne.
C’est ce qu’a montré un essai d’utilisation de dilutions homéopathiques contre placebo dans des cas d’asthmes allergiques, dont les résultats ont été publiés en 1994 dans la prestigieuse revue médicale The Lancet. Tous les tests classiques utilisés montraient une supériorité significative du produit homéopathique sur le placebo. Une « méta-analyse » de trois études semblables réalisées dans la même indication a été réalisée et publiée dans la même revue en 1997, confirmant la supériorité des dilutions homéopathiques sur le placebo, accompagnée de deux commentaires indépendants. Les deux commentateurs ont écrit qu’ils ne croient pas dans ces résultats, non pas parce que les études seraient contestables (elles répondaient à tous les critères des bonnes études contrôlées et elles n’auraient posé aucun problème si elles concernaient un médicament allopathique), mais parce qu’ils ne pouvaient croire en la théorie homéopathique et dans le fait que de hautes dilutions puissent avoir un effet biologique. Du coup, ces études ne servent à rien ! Elles ne peuvent convaincre que des convaincus.
L’un des commentateurs, J. P. Vanderbroucke, écrit : « Les investigateurs restent indifférents (unimpressed) aux résultats des essais réalisés avec des remèdes homéopathiques ; quand il n’y a pas une théorie convaincante sous-tendant un essai clinique, les résultats restent ininterprétables. » Pourtant, Vanderbroucke se serait certainement volontiers passé de théorie si le médicament testé était issu de la recherche pharmaceutique classique et n’avait pas affirmé son identité de remède homéopathique. Il reconnaît même qu’en toute logique cela devrait avoir des implications sur la confiance accordée aux essais cliniques en général, ce qui ne sera évidemment pas le cas… La confiance dans les mécanismes proposés pour expliquer l’action des médicaments allopathiques rend aveugle à tout le reste.
Ici, les essais cliniques ont véritablement changé de nature : ils sont devenus une arme de guerre contre les médecines alternatives, contre l’irrationalité supposée de leurs adeptes, et non plus une technique de transformation des molécules en médicaments. Ils ont donc perdu leur innocence et leur naïveté. Même s’ils en ont l’apparence, ce ne sont plus des expérimentations scientifiques, mais un procès : s’ils ne donnent pas le résultat escompté (à savoir que l’effet du remède homéopathique devrait être égal à celui du placebo), alors cela signifie seulement qu’il faut trouver d’autres armes pour continuer le combat contre les « charlatans » et non pas se poser la question de la suite des expériences à faire pour prolonger les premiers résultats. (C’est d’ailleurs pourquoi les partisans de l’homéopathie ont bien tort de se plier à ce type d’expériences : les résultats qui en seront retenus seront seulement ceux qui leur donnent tort et les autres seront oubliés !)
Que les outils utilisés dictent la nature des programmes de recherche a aussi été largement démontré : le bon outil, la bonne tâche et le bon problème font bloc7. Le programme dicte la manière dont le monde doit être exploré et décide de ce qui compte. La méthode des essais cliniques est aujourd’hui le cœur du programme. Tant qu’elle fait le tri dans les molécules chimiques classiques, tout va pour le mieux. Le problème surgit quand quelque chose d’absolument incongru (comme un remède homéopathique) marche, car il ne resterait plus alors qu’à accepter l’homéopathie et ses principes ou à condamner la méthode des essais cliniques comme ne prouvant rien ! Comment ne faire ni l’un ni l’autre ?