L'industrie pharmaceutique : Des mesures discutables
Venons-en maintenant aux mesures « intermédiaires », qui ne sont pas franchement détestables mais traduisent plutôt l’imagination de certains dirigeants de la pharmacie. Certaines de ces mesures iront même finalement dans le sens souhaité par les consommateurs.
Instrumentaliser les génériques
La première réponse d’un industriel du médicament menacé par des génériques consiste à devenir soi-même fabriquant de génériques, soit sous son nom en jouant sur la réputation acquise (c’est ce qu’a fait Merck en 1994), soit en créant de toutes pièces une filiale spécialisée, soit en rachetant un laboratoire de génériques déjà créé. Les grands laboratoires ont d’ailleurs les moyens d’utiliser les trois méthodes simultanément.
Pour l’industriel qui y recourt, l’objectif est de disposer d’un outil de rétorsion contre un grand laboratoire concurrent qui pourrait le menacer de fabriquer des génériques de ses médicaments non protégés. Il aura alors les moyens de lui rendre la monnaie de sa pièce et, surtout, de négocier avec lui un pacte secret et tacite de non-agression.
Mais ce n’est pas le seul avantage : cela permet aussi de déminer le terrain. En produisant lui-même les génériques de ses propres médicaments tombés dans le domaine public, un industriel réduit le bénéfice que pourrait faire un outsider et tente, souvent avec succès, de le décourager : en fabriquant un générique vendu 10 % moins cher que l’original, par exemple, l’industriel bloque le génériqueur potentiel qui aurait pu le proposer 30 % ou 40 % moins cher, mais pour qui le jeu n’en vaut désormais plus la chandelle. Cette stratégie est peu coûteuse : le laboratoire qui se copie lui-même dispose de tous les éléments pour monter un dossier administratif. Il synthétise déjà la molécule dans les meilleures conditions et en grande quantité. Il n’a qu’à changer les boîtes et les notices au moment du conditionnement. Évidemment, le laboratoire qui utilise cette stratégie ne fera aucun effort pour commercialiser massivement son générique et en favoriser la distribution chez les pharmaciens, mais il le tient en réserve en cas de besoin. L’industriel augmente ainsi considérablement le risque du génériqueur ennemi, alors que le sien diminue radicalement.
Il y a beaucoup de chances pour que le génériqueur aille tenter son aventure ailleurs.
D’autres techniques peuvent être essayées. Ainsi, selon une enquête menée par des journalistes2, les laboratoires Merck et Shering-Plough se sont mis d’accord pour commercialiser conjointement la combinaison de deux molécules dont la première abaissait le taux des lipides et l’autre était un antiallergique. Chacune des molécules prises séparément allait tomber dans le domaine public. Le brevet obtenu pour la combinaison des deux promet de nouveaux bénéfices exclusifs. Un effort de marketing important mené simultanément avec les forces conjointes des deux entreprises permettra de laisser penser aux médecins et aux patients que les deux molécules prises séparément sont de vieux médicaments dépassés.
« Cosmétiser » les médicaments
Il y a un autre moyen intéressant pour essayer d’échapper au couperet de l’expiration d’un brevet. Les laboratoires adoptent de plus en plus une démarche commerciale de type cosmétique en misant sur la notoriété du nom de marque de leur molécule (appelé juridiquement « nom de fantaisie »), par exemple Primpéran®, dont ils sont définitivement propriétaires, à la différence de la molécule et de sa dénomination commune internationale, qui appartiennent à tous une fois que les brevets ont expiré (ici, le métoclopramide). Ainsi, tout est fait par les laboratoires Aventis pour que l’on oublie que le Doliprane®, qui reste numéro 1 des ventes en France (en quantité et non en chiffre d’affaires), n’est que du simple paracétamol disponible sous mille autres noms et mille autres conditionnements.
Cette stratégie peut être étendue à plusieurs produits, à l’image de ce qu’a fait, dans le monde des cosmétiques, la firme Beiersdorf avec la marque Nivéa® : auparavant limitée à une seule crème adoucissante, elle est devenue une marque générale pour toute une série de produits, du maquillage aux crèmes de nuit. Les laboratoires pharmaceutiques jouent ainsi sur les effets de gamme en créant ce qu’ils appellent des « marques ombrelles ». Ainsi Rhinatiol® n’est plus le nom d’un sirop contre la toux remboursé, mais celui d’une gamme de médicaments en vente libre dans les pathologies respiratoires bénignes.
Pour cela, il faut d’abord obtenir le déremboursement du produit et un statut OTC (over the courtier, littéralement « au-dessus du comptoir », nom anglais utilisé dans toute l’Europe pour les médicaments vendus en pharmacie sans ordonnance). Il n’est plus remboursé, son prix est libéré dans la plupart des pays et il entre alors dans un domaine où le nom de marque est roi. Les laboratoires mettent ainsi de plus en plus souvent sur le marché OTC des formes « allégées » de leurs médicaments de prescription tombés dans le domaine public. C’est ce qu’ont fait les laboratoires SmithKline Beecham avec la cimétidine (antiulcéreux), désormais commercialisé en OTC sous le nom de Stomédine®, ou Aventis avec le kétophène (antiinflammatoire), dont un faible dosage est commercialisé sous le nom de Toprec®.
Un médicament peut aussi avoir les deux statuts : ainsi Aspégic® (une aspirine soluble) est remboursé dans un certain conditionnement, mais est devenu un médicament OTC dans un autre. C’est la même chose pour l’acyclovir pommade, utilisé contre l’herpès, qui, selon la taille du conditionnement (gros ou petit tube), peut être un médicament de prescription remboursé ou un médicament OTC en vente libre. C’est le sort que l’industrie espère réserver à une part de plus en plus importante des médicaments génériquables qui échappent ainsi à ce risque.
Les pouvoirs publics sont évidement alliés avec l’industrie dans cette stratégie, puisqu’elle permet de réduire la facture de la Sécurité sociale. En échange, le laboratoire pharmaceutique négocie un meilleur prix pour ses nouveaux médicaments, ou même une augmentation de prix pour un médicament encore protégé par un brevet. Il peut argumenter qu’il « ne coûte pas plus cher à la Sécurité sociale » alors qu’il met sur le marché des nouveautés. On assiste ainsi à une véritable « cosmétisation » de toute une partie des médicaments.
Lier le nom commercial du médicament au service rendu
Mais cette opération de cosmétisation ne peut pas s’appliquer à tous les médicaments. Il en est certains dont on voit mal comment, au moins à court terme, ils pourraient être déremboursés et mis en vente libre. Cela provoquerait un conflit difficile à gérer avec les médecins, dont le pouvoir repose désormais en grande partie sur le monopole de la prescription, sans parler des problèmes de sécurité et de surconsommation (liés à l’automédication), qui sont peut-être discutables mais trop souvent invoqués pour ne pas être pris en compte.
Pour ces produits de prescription, l’industrie pharmaceutique mène une opération plus subtile de fidélisation du prescripteur et du consommateur. Les laboratoires européens essaient de devenir des « partenaires globaux de la santé », sans pouvoir aller aussi loin en ce sens que les grands laboratoires américains : les systèmes de remboursement étant largement privatisés aux Etats-Unis, certains ont tout simplement acheté et filialisé des caisses de remboursement qui déterminent la liste des médicaments qu’ils prennent en charge — c’est le cas de Merck avec Medco (qui a défrayé la chronique en 2002 pour avoir « arrangé » ses comptes afin d’être mieux valorisé en Bourse). Pour devenir des fournisseurs de « service de santé » et non pas simplement de médicaments, les laboratoires tentent de lier le nom de marque de leur médicament à un service rendu et de transformer sa prescription et sa consommation en un réflexe. Un laboratoire qui vend des neuroleptiques vendra désormais la « réinsertion des patients schizophrènes » en popularisant auprès des médecins, et éventuellement des familles, les expériences qui vont dans ce sens, et leur apportera une aide financière.
Cela reste toutefois très difficile à réaliser et, tout le monde s’imitant, aucun laboratoire n’a encore réussi à créer de tels services de santé qui accompagneraient les malades et les médecins dans la durée, au-delà même des médicaments qu’ils proposent. Ces nouvelles stratégies nécessitent des budgets de promotion de plus en plus élevés, donc que le chiffre d’affaires réalisé soit en augmentation considérable. Ces budgets de promotion tendent ainsi à se rapprocher de ceux des grandes firmes de cosmétiques, qui sont parmi les plus importants de toute l’industrie. Ils augmentent déjà de manière vertigineuse (aux États-Unis, les laboratoires pharmaceutiques ont dépensé 1,5 milliard de dollars en 2001 pour la seule promotion de leurs antidépresseurs).
Augmenter la demande par une politique de prévention
Une autre technique consiste à étendre le champ de compétence de la médecine, en développant des campagnes de santé publique qui ne peuvent se terminer logiquement que par la visite chez le médecin et la prise d’un médicament. Ainsi, en alertant la population sur les risques d’une nourriture trop riche et la nécessité de régimes alimentaires pour faire baisser le taux de cholestérol, on amène un grand nombre de personnes à consulter et à constater que leur régime est sans effet, donc à prendre des anticholestérolémiants. De même, le traitement de la dépression a été totalement médicalisé en même temps que sont apparus sur le marché des nouveaux antidépresseurs, sans doute moins efficaces que les anciens, mais pouvant être facilement prescrits par des médecins généralistes.
Cette tactique pourrait être favorisée et voir son efficacité démultipliée par l’autorisation, déjà acquise aux États-Unis, de faire de la publicité à la télévision pour les médicaments vendus sur prescription3. Les nouvelles mesures concoctées par la Commission européenne pour aligner l’Europe sur les États-Unis (proposition de modifier la directive 2001/83/CE) ont pour objectif de permettre aux laboratoires de constituer des marchés où les noms de marque, et non pas les molécules, seront encore plus qu’aujourd’hui les références déterminantes.
Un autre objectif est d’élargir les indications de médicaments prévus pour traiter le trouble dans sa phase active à la prévention en général. Ainsi, dans le cas de la schizophrénie, l’industrie pharmaceutique est confrontée aux limites rigides du marché : 1 % de la population seulement souffre de ce trouble. D’où une grande bataille lancée pour le « diagnostic précoce de la schizophrénie ». Le problème est que personne ne sait ce que sont les signes annonciateurs d’une schizophrénie. L’industrie pharmaceutique se contenterait volontiers dans les années à venir d’un consensus d’experts sur quelques-uns de ces signes pour proposer la prescription de ses nouveaux neuroleptiques à faibles doses. Elle finance de nombreuses conférences et réunions sur ce thème avec l’espoir de dégager quelques idées communes qui seraient acceptables par la majorité des psychiatres et par les pouvoirs publics. Ainsi le nombre de personnes traitées pourrait être multiplié par dix…
Parallèlement, certains laboratoires développent le concept de trouble « subsyndromal » : par exemple, à certains patients ne présentant qu’une partie des symptômes et des comportements permettant de les considérer comme de vrais déprimés, on pourrait prescrire des antidépresseurs de la dernière génération ; ceux-ci ont peu d’effets secondaires et ils peuvent devenir ainsi de bons médicaments de confort permettant aux patients de se sentir « mieux que bien ».
Maximiser l’implantation des nouveaux médicaments
Toute nouveauté qui arrive sur le marché doit s’imposer le plus vite possible afin qu’elle devienne rentable dans des délais brefs pendant la durée de protection des brevets et que sa prescription devienne un réflexe avant que l’on soit en mesure de soupeser ses avantages et inconvénients par rapport à ses concurrents. La technique la plus systématiquement utilisée est celle du co-marketing : le laboratoire inventeur confie son médicament sous licence à un autre laboratoire pharmaceutique en mal de nouveaux produits qui lui versera des royalties. Le médicament est ainsi commercialisé sous deux noms différents par deux équipes de vente mises en concurrence pour gagner des parts de marché.
Cette technique, qui permet de submerger les médecins sous les présentations, les propositions de réunions d’information (et leurs comptes rendus dans la presse spécialisée), les offres de participation à des essais cliniques de phase 4 et les annonces dans la presse réservée aux médecins, est d’autant plus indispensable quand un nouveau médicament a une originalité faible et entre dans un domaine déjà bien pourvu en médicaments à peu près semblables. Elle crée le sentiment que la nouvelle molécule est importante et différente de ses concurrents.
Pour renforcer encore l’impact de l’arrivée d’une nouvelle molécule, les laboratoires font également très souvent appel à des réseaux extérieurs de visiteurs médicaux prestataires de services, qui la présentent également aux médecins pendant quelques mois.