Les premières armes
Au début des années quatre-vingt, alors que je venais à peine d’être nommé assistant, j’étais tout à fait convaincu que la schizophrénie était une maladie comme les autres, peut-être causée par une sécrétion anormale, sûrement une toxine, et qu’un traitement simple pourrait en venir à bout, aussi vrai que la pénicilline avait vaincu le streptocoque. J’étais donc à l’affut de techniques originales et éventuellement spectaculaires. Mon attention fut attirée par toute une série de publications émanant de la prestigieuse université de Stanford : une béta-endorphine anormale avait été détectée dans le sang des schizophrènes et une simple série de dialyses rénales, en la filtrant et donc en l’éliminant, permettait de guérir cette maladie redoutable entre toutes. Avec la foi et le culot des néophytes, j’écrivis aux États-Unis pour connaître les détails du protocole utilisé et, fort de la réponse enthousiaste, j’allai tout droit frapper à la porte du professeur Traeger, néphrologue mondialement connu pour ses travaux de pionnier, notamment dans le domaine de la dialyse.
Les néphrologues, bien entendu, avaient eu vent de la méthode et ne voyaient évidemment pas d’un mauvais œil une possible extension de leur champ de compétence, d’autant que la schizophrénie est loin d’être une rareté. Cependant, nous décidâmes de « contrôler » la méthode et d’inventer un leurre d’un genre nouveau, le placebo de dialyse. Les patients et leurs familles étaient au courant de la méthode et avaient donné leur accord. Il s’agissait d’un cross- over, double aveugle versus placebo : pendant deux semaines, à raison de trois séances par semaine, le patient pouvait bénéficier soit d’une dialyse vraie, soit d’une dialyse placebo et la quinzaine suivante, c était le contraire. Comme les malades, les psychiatres chargés de l’évaluation clinique ignoraient la nature du traitement. Un paravent percé était placé le long du lit, et le malade devait passer le bras à travers le trou ; il ne pouvait donc pas voir si son sang passait à travers la machine ou s’il était réinjecté directement (shunt).
Les résultats furent absolument spectaculaires. Les cinq malades furent transformés très rapidement, et on put, pour trois d’entre eux, interrompre le traitement par neuroleptiques. L’un d’entre eux put même mener une existence normale : il sortit du service, trouva un foyer et un centre d’aide par le travail et resta une année entière sans prendre de médicament. Malheureusement, les résultats étaient aussi spectaculaires lors de la période placebo ou de la période active, et ce, quelque soit l’ordre des séquences. Il faut dire que nous y avions mis le paquet ! Il est facile de se mettre à la place d’un malade mental chronique, plus ou moins abandonné, soudainement poussé sous les feux de l’actualité thérapeutique : une équipe de psychiatres – jeunes, il est vrai, mais tellement prometteurs ! – qui se croyaient les premiers en Europe à mettre en œuvre une technique originale, spectaculaire et éventuellement dangereuse, associée à une équipe extrêmement prestigieuse de néphrologues. De plus, ceux-ci n’avaient guère eu l’occasion de voir des fous. Tout le service défilait donc, plus ou moins inquiet, afin de voir ce qui, à la longue, devenait une véritable attraction. Bref, toute une foule s’occupait de ces patients qui ont probablement trouvé là une certaine gratification. Il est possible aussi que la longue préparation, la fistulisation relativement douloureuse de l’artère, ait contribué à la réussite de l’opération.
En révélant l’inefficacité de la méthode américaine de dialyse dans le traitement de la schizophrénie, cette étude que des travaux comparables menés simultanément dans le monde entier sont venus conforter, a fort heureusement mis un terme au développement d’une technique aussi inutile que dangereuse. On peut d’ailleurs se demander si la fameuse cure de Sakel qui consiste à injecter de l’insuline à des malades mentaux afin de provoquer des comas hypoglycémiques n’est pas du même ordre. Cette technique a connu un succès mondial et durable. Des milliers de schizophrènes en ont bénéficié. Certains ont été améliorés, ont même connu des rémissions. D’autres en sont probablement morts. De fait la méthode était relativement dangereuse puisque le coma hypoglycémique peut amener des complications neurologiques irréversibles et que la cure était menée dans des conditions souvent rustiques mais extrêmement régressives, gratifiantes et maternantes. Toujours est-il qu’elle s’est révélée efficace tant quelle a suscité l’angoisse des soignants qui se demandaient, à chaque coma, si le malade allait se réveiller. Du jour où elle est entrée dans une certaine routine, plusieurs patients pouvant même être « saké- lisés » à la chaîne, elle a perdu une bonne part de son efficacité. En l’absence d’études contre placebo, il est difficile de condamner définitivement une technique qui a sévi pendant plusieurs décennies. Pour la même raison, il ne semble pas souhaitable de continuer à l’utiliser. Il paraîtrait pourtant que certaines cliniques continuent de l’appliquer.
Spécifiquement efficace ou non, la cure de Sakel a de toutes façons certainement été le prétexte d’une placebothérapie intense. Une anecdote, non vérifiée, court à son sujet à l’hôpital du Vinatier. Il faut savoir que, pour réveiller un malade hypoglycémique, il faut le « resucrer », c’est-à-dire lui faire boire à la cuiller un sirop, ou, s’il est dans un coma trop profond pour boire, le perfuser avec une solution glucosée ou avec du glucagon, hormone naturelle qui provoque une remontée de la glycémie. Un patient schizophrène qui avait déjà bénéficié auparavant d’une cure de Sakel avait rechuté et l’on avait décidé de recommencer. Les comas se passaient très bien. L’hypoglycémie était contrôlée objectivement et atteignait des chiffres particulièrement bas. Et puis, un jour, on s’aperçut avec stupeur que l’infirmière inversait les ampoules et provoquait l’hypoglycémie non pas avec l’insuline, mais avec le glucagon, substance /ryperglycémiante. Le conditionnement est parfois beaucoup plus fort que la biologie !
Vidéo : Les premières armes
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Les premières armes
https://www.youtube.com/embed/0Llb8Ni8eVY