Les effets de l'empechement du sommeil
Dement conduisit son expérience d’une manière très originale. Puisqu’elle exigeait une surveillance presque continue des sujets, il loua un grand appartement à New York et y emménagea avec toute sa famille. Une des chambres à coucher était située à l’écart, pour les sujets de l’expérience, et les appareils d’enregistrement étaient installés dans la salle de bains. De cette manière, il était en situation de surveiller ses sujets jour et nuit et de les réveiller aussitôt qu’ils pénétraient dans le sommeil REM. Il réussit ainsi à empêcher ses sujets de rêver pendant cinq ou six nuits consécutives, et l’un des sujets parvint même à rester sept nuits sans sommeil REM. Le résultat principal de cette expérience était la preuve incontestable que l’être humain a besoin du sommeil onirique, et cette preuve était apportée par la pression croissante des sujets pour entrer dans le sommeil REM.
L’expérience de Dement fut accueillie avec un extraordinaire enthousiasme grâce à une observation particulière, dont malheureusement il fut montré plus tard qu’elle était marginale et non représentative. L’un des sujets exprima soudain l’envie d’aller en boîte de nuit, de lire de la littérature pornographique, et montra un intérêt lascif pour le sexe, choses qu’il n’avait jamais faites auparavant. Dement décrivit ce sujet en détail dans un article où il affirmait que l’empêchement du sommeil REM était susceptible d’entraîner des changements radicaux de la personnalité. À la lumière du grand intérêt manifesté pour les rêves et de leur place dans la théorie freudienne, cette découverte apporta une sorte de preuve irréfutable du fait que les rêves étaient vraiment indispensables pour la sauvegarde de l’équilibre mental, et que leur
empêchement pouvait bouleverser cet équilibre. Mais de nombreuses tentatives pour confirmer les découvertes de Dement se soldèrent par un échec. Les résultats de ces études sur les changements de personnalité consécutifs à un manque de sommeil REM chez les êtres humains allèrent de changements assez flous, exprimés sous la forme d’une méfiance et d’une extrême irascibilité, jusqu’à une amélioration drastique de l’état psychique de patients dépressifs. Néanmoins, je continue à rencontrer des professeurs qui utilisent le cas de Dement pour convaincre leurs étudiants de l’importance du sommeil REM.
Quand je passais ma licence de psychologie, les articles de Dement sur le sommeil furent les premiers que j’eus l’occasion de lire, et ils représentaient mon principal « stimulus » pour passer des nuits blanches entières dans le laboratoire. Leur style était fascinant, et il était évident qu’ils avaient été écrits par quelqu’un qui s’identifiait complètement avec le domaine de recherche qu’il avait choisi. Aussi, l’étude inhabituelle « à domicile » de Dement ne fut pas pour moi une surprise. Mais il n’était pas le seul en son genre : les pionniers de la recherche sur le sommeil qui travaillaient dans les années soixante et soixante-dix étaient principalement des psychologues et des psychiatres qui, au fil des ans, devinrent une famille très unie. Ils ressentaient tous dans leur travail un sentiment d’urgence. La découverte du sommeil REM peut être comparée à la découverte d’un nouveau continent, inconnu jusque- là : où que vous regardiez, des perspectives nouvelles et singulières s’ouvraient à vous et s’étendaient à perte de vue. Chaque nouvelle expérience sur le sommeil effectuée en laboratoire apportait la promesse de découvertes enthousiasmantes dont vous étiez l’unique détenteur. Ce sentiment d’explorer une terra incognito crée une sorte de dépendance.
Les circonstances dans lesquelles j’ai rencontré Dement pour la première fois révèlent assez bien son caractère. Je faisais mes études de doctorat à l’Université de Floride en 1972. J’étais assis à mon bureau, au laboratoire, me creusant la cervelle sur les résultats de l’expérience que j’avais effectuée la nuit précédente, quand la porte s’ouvrit, et un homme que je ne reconnus pas franchit le seuil. Deux traits du personnage firent sur moi une forte impression : sa fine moustache et ses cheveux hirsutes et flottants. Il me demanda où se trouvait le professeur Bernie Webb et s’excusa de n’avoir pas prévenu le professeur de sa visite, car il n’était venu en Floride que pour des vacances. Webb venait juste de partir pour l’Europe pour l’une de ses fréquentes tournées de conférences. Le visiteur était déçu et, quand il se détourna pour partir, il me dit : « Transmettez- lui, s’il vous plaît, le meilleur souvenir de Bill Dement. »
Il n’est pas difficile d’imaginer mon enthousiasme : je me trouvais, moi, un simple étudiant en doctorat qui commençait à peine ses études, face à face avec l’homme qui était derrière les articles passionnants qui m’avaient poussé à passer tant de nuits blanches dans le laboratoire de sommeil. Avant même d’avoir le temps de réfléchir, je lui dis : « Professeur Dement, auriez-vous la gentillesse de jeter un coup d’œil sur les résultats de mon expérience ? » Sans hésitation, il prit une chaise et s’assit en face de moi, et je me trouvai rapidement entraîné dans une discussion passionnante sur les effets sur la perception des réveils du sommeil REM et du sommeil profond, avec cette sommité de la recherche mondiale sur le sujet.
Un quart d’heure plus tard, Dement se prit soudain la tête entre les mains : il venait de se souvenir que sa femme l’attendait dehors dans la voiture et qu’il lui avait promis d’« aller juste dire bonjour à Bemie » !
Bien des années plus tard, quand je rappelai à Dement notre rencontre fortuite, il ne comprit pas pourquoi j’avais été si ému, et pourquoi j’avais considéré notre entrevue comme un événement hors du commun, car il pensait que tout ce qui touchait au sommeil REM était un sujet de discussion et de conversation qui en valait la peine, même avec un jeune étudiant.