Les artifices de la qualité alimentaire
L’optimisation de l’offre nécessite de repenser en amont les modes d’agriculture et de transformation pour atteindre une qualité nutritionnelle suffisante. Qualités organoleptiques (goût) et nutritionnelles semblent souvent opposées dans l’esprit du public, une confusion savamment entretenue s’est installée. Un des buts de la cuisine est de donner du goût à des plats confectionnés à partir d’aliments bruts parfois peu goûteux. On sait à quel point l’art culinaire et la gastronomie sont affaire de mélanges de saveurs, d’équilibres subtils d’arômes. Cependant, pour faire de la bonne nourriture, il faut de bons produits ; le sel, le gras, le sucre, les épices, les aromates naturels ne peuvent palier les insuffisances éventuelles de qualité des ingrédients de base. C’est pourtant le rôle qui est souvent dévolu au trio infernal sucre-sel-gras si abondamment utilisé. Que d’encouragements démagogiques de la part des gastronomes médiatiques à donner du goût avec du gras, combien de recettes sans imagination préconisant des quantités excessives de beurre, de crème ou de sucre ! En plus de ces travers fort répandus, le secteur agroalimentaire a découvert l’avantage des arômes purifiés pour maîtriser le goût des aliments, si bien qu’un tiers des aliments consommés en Europe est aromatisé (et plus de la moitié aux États-Unis). Pour faire plus vrai les arômes sont parfois accompagnés de colorants dans les préparations lactées, les glaces et les biscuits. Le consommateur est ainsi largement trompé, allant même (surtout les enfants) à lu Hiver bien fades des préparations ou des fruits naturels. Nous voici parvenus dans le meilleur des mondes alimentaires, un monde où la saveur d’un produit est sans rapport avec son contenu et sa valeur nutritive réels. Ce monde, c’est celui des pizzas surgelées, des soupes instantanées, des plats préparés, des desserts lactés, des petits pots pour bébé, des aliments allégés, des boissons aromatisées. C’est celui des aliments industriels dont li* goût doit plus à l’habileté des chimistes qu’à l’art des cuisiniers.
Quels sont les effets directs ou indirects sur la santé de ces produits à la saveur truquée? Comment l’organisme réagit-il lorsqu’il est trompé par des aliments virtuels ? Avec ce type de pratiques, n’y a-t-il pas une relation entre le développement de l’obésité, des allergies ou le piètre statut nutritionnel d’une partie de la population (avec des apports insuffisants d’acides aminés ou d’acides gras essentiels et de micronutriments) ? Au-delà de notre santé, ce sont nos choix et nos habitudes alimentaires que l’indus- l rie manipule. Grâce aux arômes et à la publicité, elle nous fait avaler les préparations les plus quelconques et s’assure notre fidélité à ces produits; pis, les plus audacieux de ces marchands déguisent leurs produits en vecteurs d’équilibre et de santé.
Évidemment, qualité nutritionnelle et qualité organoleptique peuvent être parfaitement accordées dans les produits de base (viande, lait, fruits, légumes, œufs), mais aussi dans la cuisine préparée avec une très grande diversité d’aliments ou d’ingrédients de qualité. Il n’est pas nécessaire de cuisiner gras ni de disposer d’arômes artificiels pour être un cordon-bleu ; la gamme des épices, des herbes aromatiques, des associations alimentaires réussies est considérable et suffit largement à combler les palais les plus délicats. Même les viandes peuvent être savoureuses sans excès de gras, les confitures et les marmelades sans excès de sucre, le pain sans excès de sel. L’apparent antagonisme entre qualité nutritionnelle et qualité organoleptique est souvent mis en avant pour objecter que l’on ne peut offrir du nutritionnellement
bon sans altérer le plaisir. On doit même souligner que plus les produits ne sont de faible valeur nutritionnelle, plus leurs qualités organoleptiques reposent sur un relèvement artificiel du goût. Comparez donc le goût d’une glace aux fruits naturels à celui d’une glace aux arômes et aux colorants artificiels, et vous classerez qualité nutritionnelle et qualité organoleptique du même côté. Évidemment, le goût peut évoluer en fonction de diverses influences et divers conditionnements. On peut aimer le pain blanc parce qu’on y a été habitué, mais il n’en demeure pas moins nécessaire de découvrir et d’apprendre à aimer d’autres types de pains ou d’aliments plus adaptés à nos besoins nutritionnels. Finalement il est risqué sur le plan de la santé publique de forcer le goût des aliments sans relation avec leur valeur nutritionnelle intrinsèque, c’est pourtant une pratique courante !
En fin de compte, il n’y a aucun obstacle, si ce n’est nos pesanteurs socioéconomiques et une mauvaise organisation d’ensemble, à favoriser l’émergence d’une nouvelle chaîne alimentaire. Nous avons les connaissances scientifiques, la majorité du savoir-faire technologique, il nous manque tout à la fois une prise de conscience collective suffisante et la volonté politique de faire évoluer notre environnement alimentaire. C’est l’ensemble de la société qui doit redéfinir son approche de la nutrition en améliorant toutes les étapes qui la conditionnent en amont. Pour promouvoir cette évolution, les consommateurs ne pourront modifier leur comportement sans l’aide des acteurs de la chaîne alimentaire, et ces derniers ne pourront modifier leurs pratiques sans un changement profond du consommateur.