Les analystes financiers au chevet des essais cliniques
Ce qui fonde de manière incontournable et qui constitue actuellement l’horizon indépassable de la mise au point des médicaments n’est donc absolument pas une découverte biologique quelconque, un progrès fondamental dans les sciences du vivant, mais l’importation du pouvoir des statisticiens. Et c’est bien parce que cette méthode qui fait le triomphe de la médecine dite des preuves est « médicalement » neutre, indifférente, non biologique, qu’elle va pouvoir s’étendre à toute la médecine, à toutes les pathologies, alors qu’elle était née dans le champ des maladies infectieuses.
Les maladies infectieuses sont pourtant un cas très particulier et très limité de la médecine : on a alors affaire à du vivant dans du vivant et l’objectif est de tuer le vivant envahisseur. Toutes les maladies ne relèvent évidemment pas de ce modèle : or, en se généralisant, les études cliniques vont transformer la compréhension et l’abord de toutes les maladies et vont les unifier autour de la référence constituée par les maladies infectieuses. Il y a pourtant une différence : dans les maladies infectieuses, on l’a vu, un équilibre de la preuve peut se constituer grâce à des outils de diagnostic particulièrement fiables. Cela donne un sens particulier à la création de groupes de patients. La situation est évidemment totalement différente quand ce type de repère n’existe pas, en particulier dans le cas extrême des troubles où le médicament devient de par la force des choses sa propre référence : la maladie est ce que ce médicament soulage.
Les essais cliniques sont la méthode universelle qui a permis d’unifier la médecine autour des médicaments de manière hyperaccélérée. Elle a permis d’oublier toutes les petites différences qui séparent les différents champs de la médecine selon que l’on a affaire à du vivant dans du vivant, à des dysfonctionnements organiques aux causes inconnues, ou à des troubles psychiatriques.
La méthode des essais cliniques n’était donc pas susceptible de permettre des progrès qui soient liés aux progrès des recherches biologiques : elle leur est indifférente. Bien sûr, les études cliniques ont évolué, car on a utilisé des outils statistiques plus performants et mieux adaptés. On a raffiné la manière de créer des groupes de patients plus homogènes. Mais la méthode est restée fondamentalement la même. Elle reste en surplomb par rapport aux inventions et découvertes biologiques, alors qu’elle a été intégrée par les laboratoires pharmaceutiques comme leur centre opérationnel, dictant le fonctionnement de tout l’amont et de tout l’aval.
Tout ce qui s’éloigne trop de ce dont a besoin ce que l’on pourrait: appeler le « laboratoire des essais cliniques » pour être ravitaillé, sera disqualifié et disparaîtra. Au contraire, tout ce qui lui permettra de tourner à plein régime sera favorisé : des tests automatisés de nouvelles molécules aux maladies qui se définissent dans le cycle même du fonctionnement des essais cliniques. Les investisseurs veulent des « pipe-lines » qui soient pleins.
Les conseillers des actionnaires, c’est-à-dire les analystes financiers, comparent les différents laboratoires sur le marché avant de donner des recommandations d’achat ou de vente («conserver», «alléger», «renforcer») en étudiant ce qu’ils appellent le « pipe-line » (c’est-à-dire la progression des candidats médicaments dans le « tuyau » des phases successives d’essais cliniques, vers la tant attendue mise sur le marché). Ils sont devenus des spécialistes du décryptage des protocoles et des résultats des essais cliniques, confirmant ainsi que ces essais ne sont pas seulement une épreuve parmi d’autres dans la mise au point des médicaments, mais le nœud de toute l’affaire, là où les questions scientifiques, médicales et financières se nouent ensemble pour décider ce qui méritera le nom de progrès et pourra leur faire gagner beaucoup d’argent. En revanche, tous les discours sur la manière de faire de la recherche en amont des essais cliniques ne les intéressent jamais très longtemps. Dans les réunions organisées par les directions financières des laboratoires pharmaceutiques pour présenter les résultats et les perspectives, ils bâillent en attendant que l’on passe aux choses sérieuses, et les choses sérieuses c’est le pipe-line. Je pense que l’on peut leur faire confiance pour savoir ce qui est important et qui compte !
La méthode des essais cliniques fait le tri non seulement entre les molécules, mais aussi entre les méthodes de recherche. Cela détermine les programmes de recherche qui recevront des financements, même très en amont des essais cliniques. Cela favorisera toutes les technologies qui produisent un bon débit de molécules testables. Les laboratoires de recherche de l’industrie pharmaceutique ressemblent ainsi de plus en plus à des chaînes de fabrication industrielles où le maximum d’opérations sont automatisées, répétitives. C’est évidemment le meilleur moyen de trouver de nouvelles molécules, mais qui n’auront qu’un seul défaut : être extrêmement semblables aux médicaments déjà existants. Toute une série de recherches qui pouvaient être menées auparavant dans les laboratoires de recherche de l’industrie pharmaceutique sont aujourd’hui éliminées comme étant du temps perdu.
Vidéo : Les analystes financiers au chevet des essais cliniques
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Les analystes financiers au chevet des essais cliniques