L'enigme des nitrates
Dans les années 1980, on dénonçait la présence de nitrates dans l’eau du robinet et on affirmait qu’ils étaient à l’origine du syndrome de l’enfant bleu chez le jeune enfant et du cancer de l’estomac chez les personnes âgées. Il semble maintenant qu’aucune de ces affirmations n’est justifiée. Effectivement, il existe une preuve montrant que ce composé chimique supposé dangereux fait peut-être partie des défenses naturelles de notre organisme.
Tous les organismes vivants ont besoin de protéines ; celles-ci sont constituées d’acides aminés qui possèdent un azote dans leur squelette. Ces acides se lient entre eux pour former un lien peptidique (-NH-CO-) et donner des protéines appelées également polypeptides. L’azote est donc un élément essentiel pour la vie, à en juger par la quantité présente dans l’organisme : deux kilogrammes en moyenne chez l’adulte.
La quantité d’azote sur Terre est très importante : il constitue en effet 80 % de l’atmosphère, soit une masse 4 trillions de tonnes, tout à fait inutiles sous forme de nutriment. Les premiers agrochimistes du XIXe siècle supposaient que les plantes avaient un moyen d’absorber directement l’azote de l’air. Aussi les premières tentatives de fabrication d’engrais échouèrent-elles car elles n’y inclurent aucune source d’azote assimilable. Lorsqu’on comprit que les plantes absorbaient l’azote, non pas à travers leurs feuilles, mais à travers leurs racines, les fermiers commencèrent à ajouter des engrais azotés aux sols. Ces engrais provenaient soit des dépôts de guano des îles du Pacifique, constitués durant
des générations à partir des fientes d’oiseaux, soit des gisements de nitrate chilien.
Seuls quelques microbes et plantes ont la capacité de « fixer » l’azote atmosphérique. Mais c’est pourtant grâce à leur action, que toute 1 écologie planétaire peut être sauvegardée pour l’éternité. Cette source d’azote pourra même soutenir une agriculture continue correctement menée, mais elle impose une densité de population maximale. L’assole¬ment traditionnel associé au compost, aux déjections animales et aux eaux usées fait qu’il est possible, avec un terrain d’un hectare, de nour¬rir dix personnes à condition qu’elles acceptent un régime essentiellement végétarien. Par contre, la productivité d’un terrain d’un hectare tertilisé à l’aide d’engrais azotés « artificiels » permet de fournir facile¬ment une alimentation variée à une quarantaine de personnes.
Les chimistes du XIXe siècle persistaient à penser que l’atmosphère constituait une source potentielle de cet élément si ce gaz azote pouvait être transformé en quelque produit utile comme l’ammoniac (NH3). Mais quelles que fussent les méthodes de chauffage utilisées, les tentatives de faire réagir ensemble l’azote et l’hydrogène étaient bien trop coûteuses. Lorsqu’au XXe siècle le but fut finalement atteint, l’agricul¬ture fut transformée et il fut alors possible d’obtenir de plus grands rendements sur un terrain beaucoup plus petit.
Durant plusieurs années, le chimiste allemand Fritz Haber essaya de produire de l’ammoniac par ce procédé jusqu’à montrer finalement que cela était possible en présence d’un catalyseur, le fer. L’ingénieur des procédés, Cari Bosch, a alors prouvé qu’il était possible de le synthétiser à des fins commerciales. Le 3 juillet 1909, la compagnie BASF inaugura avec succès la première usine de produits chimiques. Aujourd’hui, les usines Haber-Bosch sont implantées à travers le
monde entier ; elles produisent annuellement 150 millions de tonnes d’ammoniac dont la plus grande partie sert à la fabrication des engrais ; maintenant, leur production est telle que cet apport d’azote dans les terres agricoles dépasse celui de la Nature.
Hélas, la première usine Haber-Bosch ne venait pas apporter une réponse à la demande alimentaire mondiale. Elle a plutôt satisfait les besoins de l’Allemagne en explosifs durant les deux guerres mondiales. La production d’ammoniac servait à fabriquer de l’acide nitrique, puis des explosifs. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre Mondiale, en 1945, que les produits de ces usines ont pu être utilisés pour fabriquer un engrais, le nitrate d’ammonium (NH4NO3), au point que, deux milliards de personnes à travers le monde comptent maintenant sur cet engrais pour produire une grande part de leur nourriture.
Depuis plus de cinquante ans, l’industrie chimique produit essentiellement ce composé, mais le danger est toujours présent, particulièrement lorsque le nitrate d’ammonium est stocké ou transporté en vrac : il y a, dans ce cas, un risque de très forte explosion. La première a eu lieu le 21 septembre 1921 dans la première usine Haber-Bosch, à Oppau, en Allemagne : un stock de 4 000 tonnes de produit a explosé tuant 430 personnes parmi les ouvriers et les habitants alentour. La seconde explosion dévastatrice eut lieu le 15 avril 1947 à Texas City, aux Etats-Unis. Un bateau transportant 5 000 tonnes de produit explosa, tuant 552 personnes, en blessant plus de 3 000 et détruisant une grande partie de la ville. Le désastre le plus récent s’est produit le 21 septembre 2001 à Toulouse où 300 tonnes de nitrate d’ammonium explosèrent. L’explosion, qui fit 29 victimes et 650 blessés, fut très largement ressentie : plus de la moitié des fenêtres de la ville fut soufflée.
Les plantes ont besoin de nitrates, et le sol est un réservoir « naturel » où ils sont recyclés à partir de différentes sources, grâce aux microbes et autres bestioles qui s’alimentent des restes de plantes et d’animaux. On trouve même un peu de nitrates dans l’eau de pluie qui dissout les oxydes d’azote produits pendant les orages. Certains microbes peuvent extraire l’azote de l’air et vivent en relation symbiotique avec des légumineuses, telles que les haricots et le trèfle. Les rhizomes qui se développent sur les racines des plantes peuvent transformer l’azote gazeux en ammoniac qu’ils transmettent en partie à la plante en échange d’hydrates de carbone.
Le nitrate d’ammonium est un engrais qui peut tripler ou quadrupler les rendements de l’agriculture mais il est dangereux, car du fait de sa grande solubilité dans l’eau, il peut être entraîné de la terre vers les rivières. Cela a pour conséquence immédiate de stimuler la croissance des plantes aquatiques, ce qui rend les voies d’eau difficilement navigables et les masses d’eau inesthétiques, mais cela peut aussi augmenter la teneur en nitrates de l’eau potable. Initialement, on pensait que sa présence dans les biberons des bébés constituait une menace car il provoquait une méthémoglobinémie (ou syndrome de l’enfant bleu). En 1972, on affirmait qu’il provoquait un cancer de l’estomac et cela a entraîné une grande campagne médiatique ; les Etats-Unis et les pays de l’Union Européenne fixèrent alors des limites légales à la teneur en nitrate. (Depuis, des recherches scientifiques plus poussées ont montré que la teneur en nitrates issus des engrais est faible dans les eaux de ruissellement).
Dans les années 1950, dans des zones rurales des États-Unis, de nombreux bébés furent atteints du syndrome de l’enfant bleu ; dans ce cas, le sang du bébé est appauvri en oxygène et perd donc sa belle
couleur rouge. La cause en était bien l’eau utilisée pour préparer les biberons des bébés : celle-ci avait un taux de nitrates trop élevé. Les nitrates constituant une menace pour la santé de l’Homme, l’Organisation Mondiale de la Santé a finalement fixé la dose journalière maximale acceptable à 3,65 mg par kilogramme de poids de l’individu.
Les nitrates apparurent au microscope comme une cause possible de cancers de l’appareil digestif (bouche, œsophage, estomac et intestins) lorsqu’en 1970, une étude épidémiologique au Chili a relié le taux élevé de nitrate dans l’eau potable à ces différents cancers. Des études ultérieures en Europe et en Amérique du Nord semblaient confirmer ces résultats, bien que certains chercheurs aient obtenu des résultats tout à fait opposés, à savoir que l’incidence de cancer était plus faible chez les personnes les plus exposées aux nitrates. Sur vingt études épidémiologiques similaires qui étudiaient les liens entre les nitrates et le cancer, seules deux mettaient en évidence une corrélation positive, alors que onze d’entre elles ne trouvaient aucun lien et que les sept autres mettaient en évidence une corrélation négative c’est-à-dire une diminution du nombre de cancer correspondant à une augmentation du taux de nitrates.
En 1980, à l’hôpital John Radcliffe d’Oxford, en Angleterre, les épidémiologistes du groupe de Sir Richard Doll arrivèrent à la conclusion qu’il n’existait aucun lien entre les nitrates et le cancer. Une étude sur des travailleurs d’usines d’engrais qui sont très exposés à la poussière contenant des nitrates n’a pas mis en évidence une augmentation des pourcentages de cancer. Il est apparu que l’étude épidémiologique précédente avait été parasitée par des facteurs méconnus, tels que les autres sources de nitrate dans V alimentation, qui ri ont pas été prises en considération. Effectivement, certains aliments comme la laitue, les épinards, la betterave et le céleri sont très riches en nitrates et environ SO % de l’apport alimentaire en nitrate provient des légumes alors que 20 % provient de l’eau potable. Pour une quantité de 100 g, le céleri contient 230 mg de nitrate ; les épinards, 160 mg ; la betterave, 120 mg et la laitue, 105 mg. Tous ces aliments sont généralement consommés en faible quantité ce qui n’est pas le cas d’autres aliments tels que la pomme de terre. C’est elle qui, avec une teneur de 15 mg pour 100 g, contribue probablement à élever le taux de nitrates dans le régime d’un adulte.
En 1985, on a découvert que le métabolisme du corps humain était lui -même capable de fournir 70 mg de nitrates par jour, une quantité équivalente à celle provenant de sources extérieures. On sait aussi qu’en réponse à des infections ou même à des exercices physiques fatigants tels que la course à pied ou le vélo, les cellules libèrent des nitrates. Enfin, il était toujours difficile de concilier le fait que l’utilisation d’engrais azotés augmentait d’année en année alors que l’incidence des cancers de l’appareil digestif diminuait. A ce jour, il est presque impossible de prouver que les nitrates ne provoquent pas de cancer, mais il y a de bonnes raisons de penser qu’ils protègent réellement le corps humain de certains agents pathogènes. Notons qu’au XIXe siècle, les médicaments qui traitaient la fièvre contenaient des nitrates ; ils ont été finalement remplacés par l’aspirine.
action protectrice des nitrates se présente comme suit : une partie des nitrates (NO3) provenant de l’alimentation sont transformés en nitrites (NOp Par certaines bactéries qui vivent sur la langue. Lorsqu’ils se trouvent dans les conditions fortement acides de l’estomac, ces nitrites se transforment en oxyde d’azote (NO) qui tue des bactéries nuisibles telles que les Salmonella et E. Coli, que l’acidité seule ne peut tuer. La théorie précédente supposait que la production de nitrites était à l’origine du déclenchement éventuel de cancer. En effet, potentiellement, le nitrite pourrait réagir avec une amine pour former une N-nitrosamine et cette catégorie de molécules s’est révélée cancérigène suite à des tests effectués sur des animaux. Il semble maintenant improbable que notre organisme soit le siège du processus de formation de N-nitrosamine.
Malgré la preuve ténue du lien entre les nitrates de l’eau potable et le cancer chez l’homme, la concentration de nitrates dans les rivières a été réglementée : Elle est limitée à 50 parties par million (p.p.m.) dans les pays de l’Union Européenne, et à 45 p.p.m. aux États-Unis, particulièrement si elles constituent une réserve d’eau potable. Des eaux de concentrations en nitrates supérieures subissent divers traitements dans des stations de production d’eau potable et l’utilisation d’engrais azotés sur des espaces « sensibles » est soumise à des règles strictes. Pourtant on sait pertinemment que, dans les rivières, la plus grande partie des nitrates provient de l’action naturelle des micro-organismes dans le sol et non des engrais.
En effet, qu’une terre soit cultivée ou non, 40 kg de nitrates sont lessivés chaque année de cette façon. La recherche sur les engrais azotés a été menée de puis plus de 100 ans par la Station Expérimentale mondialement connue de Rothamsted, située à une trentaine de kilomètres au nord de Londres, en Angleterre. Les chercheurs y contrôlent les taux de nitrates de terres en friche et de terres agricoles. Ils se sont particulièrement intéressés à l’étude de l’apport en nitrates des cultures et des micro-organismes des sols et à l’estimation des pertes de nitrates à partir des sols. Les résultats de leurs travaux ont montré que la perte peut être minimisée en changeant les méthodes de production, en associant les quantités d’engrais
utilisées aux besoins de la culture et en les ajoutant uniquement à certaines périodes de l’année. La conclusion est qu’il y a une très faible quantité d’engrais azotés drainée dans les rivières et l’eau potable.
Les réglementations sur les nitrates ont été basées sur des données dépourvues de fondement scientifique solide. En septembre 1995, le Comité Scientifique pour F Alimentation de la Commission Européenne a rendu ses conclusions sur les nitrates dans un document intitulé Avis sur les nitrates et les nitrites. Il arrive à la conclusion que « les études épidémiologiques n’ont pas réussi jusqu’ici à fournir une preuve de l’existence d’une association causale entre l’exposition aux nitrates et le risque de cancer chez l’Homme ». Sur le même ton, d’autres condamnations fusèrent : « Les directives données en 1962 par 1’Organisation Mondiale de la Santé et l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, et en 1980, par l’Union Européenne sont maintenant inutiles. Elles doivent être annulées. Cela deviendra finalement inévitable », déclare le docteur Jean-Louis L’hirondel du centre hospitalier régional de Caen, expert reconnu sur l’impact des nitrates sur la santé.
Dans un article publié en 2000 dans Food Science and Technology, Tom Addiscott de IACR-Rothamsted et Nigel Benjamin du St Bartholomew Hôpital de Londres franchirent une étape supplémentaire, en soutenant que les nitrates sont effectivement bénéfiques pour notre organisme et qu’ils fournissent un mécanisme de défense essentiel contre les gastro-entérites, ce qui explique leur présence naturelle dans la salive. L’une des conséquences de la suppression des nitrates du régime alimentaire pourrait expliquer pourquoi, dans les années 1980 et 1990, il y eut une recrudescence dramatique des intoxications alimentaires. Et ces auteurs de conclure : « La CE devrait arrêter de se
préoccuper de la limitation de notre apport en nitrates et commencer à s’assurer que nous en avons tous suffisamment ».
Personne ne pense vraiment que les nitrates sont inoffensifs et Peter Weber (du Centre américain d’études des effets de la contamination de l’environnement sur la santé) mène un combat d’arrière-garde pour maintenir la limite de 45 p.p.m. fixée par l’agence américaine de protection de l’environnement. Il déclare qu’il existe une relation entre les taux de nitrates et une série de maladies telles que le diabète, le cancer de l’estomac, le cancer de la vessie chez les femmes âgées et les lymphomes non-hodgkiniens. Mais la difficulté de quantifier l’apport alimentaire et la production métabolique des nitrates chez les individus rend difficile l’élaboration de conclusions définitives.
Il existe cependant de bonnes raisons de limiter l’apport en nitrates chez certains groupes d’individus vulnérables, comme les personnes âgées. En effet, notre production d’acide chlorhydrique dans l’estomac diminue avec l’âge et cela risque de nous rendre plus vulnérable ; en effet, une diminution d’acide signifie que notre organisme est moins efficace dans le traitement des nitrates. Cette même déficience en acide met aussi en danger les personnes ayant une alimentation insuffisante, rendant les personnes âgées démunies encore plus vulnérables. Des études épidémiologiques ont apporté la preuve que l’incidence du cancer de l’estomac parmi les personnes âgées des régions socialement défavorisées est plus grande dans les endroits où la concentration en nitrates dans l’eau potable est supérieure à la moyenne, du moins au Royaume-Uni.
Fertiliser un champ pétrolifère
L’un des problèmes des compagnies pétrolières est que l’on peut extraire, au mieux, 50 % du pétrole des couches pétrolifères au niveau de l’écorce terrestre. Quelquefois, la quantité de pétrole collé à des roches poreuses telles que le grès peut même atteindre 65 %. Les Norvégiens ont trouvé un moyen de résoudre ce problème : injecter une solution de nitrate de sodium dans ces réservoirs de pétrole souterrains. Cela encourage la prolifération de bactéries nitroréductrices qui, en retour, décollent le pétrole des roches. C’est ainsi qu’à la fin de cette décennie, le champ pétrolifère de Norme en mer de Norvège, près du cercle arctique, pourrait bien produire 500 millions de barils* de pétrole, soit plus du double de la quantité prévue.