L'effet de la concentration sur l'organisation de la recherche
plusieurs années et, dans le même temps, elles rendent les équipes de recherche encore plus rigides, plus hiérarchisées, paralysées par les procédures. Les fusions multiplient les défauts habituels par deux.
Les équipes de recherche sont terriblement ralenties pendant les deux ou trois ans qui suivent la fusion, préoccupées de réorganisations administratives, de déménagements physiques, de fermetures de centres qui font doublon, de concurrence exacerbée pour les postes de responsabilité et le partage des budgets. Elles passent alors une autre grande partie de leur temps à concevoir des diapositives et à préparer des réunions de présentation où elles essaieront de sauver leurs programmes de recherche et de se valoriser aux yeux de directeurs qui sont de plus en plus souvent des financiers assez ignorants en matière de recherche. C’est souvent le plus démagogue qui emporte le morceau alors que les personnalités discrètes, qui ont du mal à s’exprimer en public, dans des réunions qui ressemblent souvent à des mises en accusation, préfèrent laisser la place.
Les fusions sont ainsi l’occasion de faire partir de nombreux chercheurs, de fermer des centres de recherche, de se débarrasser des plus de cinquante ans au cours des plans sociaux qu’attendent les gros actionnaires, etc. Tout cela a lieu dans la précipitation, car il faut rentabiliser le plus vite possible la fusion et les effectifs doivent absolument diminuer dans les deux premières années pour que la fusion soit considérée comme un succès : le départ de personnels apporte la preuve
que l’on réussit bien à faire des économies d’échelle. De nombreux chercheurs partent d’ailleurs spontanément, ou tout au moins avec plaisir, car ils sont placés sous de nouvelles autorités dont ils ont parfois été les concurrents et qu’ils ont appris à mépriser ou à détester ; ils sont mêlés à d’autres équipes et ne voient plus comment ils vont pouvoir continuer à travailler dans leurs anciennes bonnes conditions. Pour un chercheur qui se voit promu et peut se féliciter de la fusion, des dizaines d’autres se retrouvent sans consignes précises pendant de longs mois, démotivés puis éliminés. Leurs compétences, leurs méthodes de travail font parfois l’objet du plus profond désintérêt, ou même d’ironie, de la part des chercheurs venant d’autres équipes. Dans une fusion, il y a toujours une prime à la modernité, à la connaissance des dernières technologies les plus sophistiquées et à la dévalorisation des savoir-faire accumulés sur vingt ou trente ans.
Les équipes de recherche pourraient bien être ce qui fusionne le plus mal dans un regroupement ou un rachat, car la recherche ;t le développement de médicaments sont pleins de tours de main, d’habiletés artisanales, y compris dans les secteurs les plus avancés et les plus en pointe, ce que les théoriciens, les financiers et les managers essaient souvent d’oublier ou considèrent comme appartenant au passé. Mais il faut autant de tour de main pour réaliser une préparation plasmidique que pour étudier les comportements d’un rat en cage.
Ce sont ces difficultés que l’on a vues de manière spectaculaire lors de la fusion entre Rhône-Poulenc et Hoescht qui i donné naissance à Aventis en 1999 ou, dans une moindre mesure, dans la fusion-absorption de Synthélabo par Sanofi la même année, difficultés qui ne semblaient toujours pas complètement réglées fin 2002 (ne parlait-on pas de reconvertir le centre de recherche d’Évry en parc d’attraction ?). Les chercheurs de ces groupes ont payé un lourd tribut, même si cela le donne pas toujours lieu à des manifestations spectaculaires. Beaucoup de départs ont lieu sur la pointe des pieds.
La perte de chercheurs chevronnés et de leur expérience est souvent irrémédiable, mais on ne s’en rend généralement compte que trop tard. Les meilleurs sont partis à la concurrence, d’autres profitent d’une retraite parfois très anticipée grâce à des prises en charge exceptionnelles pour favoriser le départ des plus de cinquante-cinq ans (indemnité de licenciement, garantie du salaire à taux presque plein jusqu’à la retraite : les partants sont souvent gagnants par rapport aux malheureux qui restent !).
On peut prendre en exemple le rachat de Delagrange par Synthélabo en 1991. Dans le domaine des psychotropes, la dernière invention française un tantinet marquante est l’amisul- pride (commercialisé par Delagrange en France sous le nom de Solian®), un neuroleptique comparable aux nouvelles molécules mises au point sous le nom d’« antipsychotiques antidéficitaires » par des grands laboratoires de taille mondiale comme Lilly dans les années 1990. Cette molécule n’a pas été commercialisée assez rapidement au niveau mondial pendant la durée de temps où un brevet la protégeait. Cela tenait à la trop faible surface commerciale internationale des Laboratoires Delagrange et aux multiples bâtons que les laboratoires concurrents ont pu lui mettre dans les roues dans les grands pays, en particulier aux États-Unis, protégeant ainsi l’arrivée sur le marché de leurs propres neuroleptiques de nouvelle génération.
L’amisulpride a été mis au point par une équipe de chercheurs qui travaillait avec les méthodes des années 1970, assez indifférente à toutes les nouvelles technologies de la biologie moléculaire qu’elle ne maîtrisait pas, mais qui avait l’avantage de parfaitement bien connaître la classe chimique sur laquelle ses chimistes et ses pharmacologues se penchaient depuis trente ans (les benzamides substitués). Les pharmacologues étudiaient essentiellement les modifications des comportements de rats vivants à qui on injectait le nouveau produit (quand, en 1985, des caméras furent introduites pour enregistrer automatiquement les mouvements des rats, ce fut un bouleversement gigantesque !). Ces chercheurs avaient déjà mis au point de belles substances de référence, comme le sulpiride (Dogmatil®) et le métoclopramide (Primpéran®). Je me souviens de la stupéfaction d’un chercheur universitaire comme Jean-Didier Vincent, au cours d’une visite que je lui rendais avec des chercheurs de Delagrange dans son centre de
recherche de Bordeaux, quand il apprit que ces substances n’avaient pas été mises au point par une « super-équipe » reconnue internationalement, mais par quelques chercheurs qui faisaient un peu provinciaux. Il était presque déçu. Le sulpiride était devenu pour lui un outil pour étudier et différencier les récepteurs neuronaux dans le cerveau.
Inutile de dire que cette équipe a été balayée lors de l’absorption de Delagrange par Synthélabo, dont les propres chercheurs avaient, pendant des années, tenté de trouver eux aussi de nouveaux benzamides substitués avec des méthodes autrement plus modernes et des moyens sans commune mesure, mais sans aucun succès ! De toute manière, les vieilles équipes de Delagrange auraient eu bien du mal à fusionner avec les jeunes loups de Synthélabo. Ces mêmes jeunes loups se trouveront à leur tour pris au piège au moment de la fusion avec Sanofi : ce n’est plus eux qui étaient du côté du manche…