Le vieillissement de la personnalité : L'approche développementale
Comme nous l’avons déjà écrit dans le chapitre consacré à l’intelligence, la psychologie du développement s’est beaucoup structurée autour du concept de stades. À travers des modèles d’inspirations différentes, des théoriciens ont cherché à identifier une succession d’étapes universelles dans l’évolution de la personnalité de l’enfance jusqu’à la vieillesse. Chacune de ces étapes traduit une organisation et une intégration des conduites particulières. Il s’agit donc d’évolution discontinue sans stabilité structurale. Nous présenterons trois modèles représentatifs de cette approche. Le premier d’inspiration psychanalytique est celui de Jung, le deuxième, indéniablement le plus célèbre, d’inspiration psychosociologique est celui d’Erikson et enfin le troisième, prolongement du deuxième, est celui de Loevinger.
Le vieillissement de la personnalité selon Jung
Jung (1933) est l’un des plus célèbres disciples de Freud, le créateur de la psychanalyse. Leur opposition fut aussi radicale que leur collaboration. Si le père fondateur rentra en conflit avec la plupart de ses disciples, Adler et Ferenczi en particulier, son différend avec Jung fut le plus profond car ce dernier fut le seul à élaborer une théorie aux fondements théoriques différents de ceux de la psychanalyse freudienne. Il n’est pas nécessaire ici de développer tous les points de contradiction entre les deux hommes, mais seulement de souligner que Jung, en rupture avec Freud, fut le premier à considérer que des changements importants dans la personnalité survenaient après l’adolescence, changements structuraux tout aussi importants que ceux observés durant l’enfance.
Freud a particulièrement contribué à développer l’idée que «tout se jouait» pendant l’enfance dans le cadre de notre relation œdipienne avec notre mère et notre père. Le modèle de développement de la personnalité qu’il a proposé est une succession de stades psycho-sexuels, oral de 0 à 18 mois, anal de 18 à 36 mois, phallique de 3 à 6 ans, de latence de 6 ans à la puberté et enfin génital à partir de la puberté. A l’instar de Piaget, la structure finale apparaît à l’adolescence, le stade génital étant à la personnalité ce que le stade formel est à l’intelligence. Jung fut le créateur, en contradiction avec les idées dominantes de son temps, de ce que l’on appelle maintenant l’approche long life span dans le cadre de laquelle le développement court du berceau jusqu’au tombeau, c’est-à-dire durant toute la vie.
Selon Jung, la personnalité est organisée autour de deux orientations fondamentales et opposées. La première caractérise l’attitude envers le monde extérieur, l’auteur l’appela extraversión, tandis que la seconde est tournée vers le monde intérieur et les expériences mentales subjectives, elle fut dénommée introversion. Ces deux aspects de la personnalité sont présents chez tous les individus de santé mentale «normale». Ils s’équilibrent afin de permettre à l’individu d’intégrer les contraintes de l’environnement et les désirs et fantasmes de son inconscient. Cette dichotomie rappelle l’opposition célèbre de Freud entre principe de réalité et principe de plaisir. Pour classer un individu dans la catégorie des extravertis ou dans celle des introvertis, il faut que l’une des orientations l’emporte clairement sur l’autre.
L’intérêt fondamental du modèle de Jung au regard de la question du vieillissement est d’avoir postulé l’existence de deux tendances fondamentales déterminant l’évolution de l’individu au cours de sa vie adulte. La
première est relative au couple extra version-introversion. Selon Jung, il se produirait une inversion vers le milieu de la vie qui conduirait l’individu vers un nouvel équilibre. La jeunesse se caractériserait par une prédominance de l’extraversion se traduisant par un besoin d’affirmation de soi et de réalisation personnelle, en particulier professionnelle. En revanche, la seconde moitié de la vie se traduirait par une forte augmentation de l’introversion, la personne se tournant alors vers l’analyse de ses sentiments personnels, son bilan de vie et la prise de conscience de sa rencontre inéluctable avec la mort. Cette tendance à l’introversion avec l’âge n’est pas clairement établie.
La seconde tendance est relative au couple féminité-masculinité. Selon Jung, nous possédons une double personnalité, féminine et masculine. Au cours de notre enfance nous développons l’une d’entre elles et inhibons l’autre afin d’intégrer dans nos comportements et nos représentations les stéréotypes sociaux relatifs à chacun des sexes. Le petit garçon adhère progressivement à l’image et au rôle de l’homme et la petite fille à celle de la femme. Cela perdurerait tout au long de la première moitié de notre vie. En revanche, durant la seconde, nous libérerions l’expression de notre féminité ou masculinité refoulée. Il n’y aurait pas inversion des rôles mais meilleur équilibre entre l’expression de notre moi réel et la pression des stéréotypes sociaux. Nous accepterions mieux en quelque sorte ce que nous sommes. La conséquence serait une diminution de la distance entre la personnalité masculine et la personnalité féminine, ce qu’il est convenu d’appeler le phénomène d’androgynie.
L’existence d’une tendance à l’androgynie chez l’âgé a fait l’objet de recherches empiriques (Haan et al., 1986 ; Livson, 1981) et de débats. Il apparaît que les personnes âgées se décrivent entre elles (hommes et femmes) de façon beaucoup plus similaire (Turner, 1982) que les jeunes. Les différences semblent donc s’estomper entre les sexes. Il faut malgré tout souligner que ce phénomène s’exprime au niveau des représentations et beaucoup moins au niveau des comportements pour lesquels les différences sexuelles demeurent importantes. Il apparaît malgré tout une indéniable confirmation de l’idée de Jung.
En conclusion, le modèle de Jung décrit le développement de la personnalité comme un phénomène se déroulant sur toute la vie. Plus précisément, il semble identifier deux stades qualitativement différents. Le jeune adulte serait plus extraverti et conformiste par rapport aux stéréotypes sociaux relatifs à son sexe. En revanche, l’adulte âgé serait plus introverti et aurait une tendance à l’androgynie au niveau de ses représentations.
Le vieillissement de la personnalité selon Erikson
Erikson (1963, 1982, 1986) a élaboré le modèle le plus connu, et probablement le plus reconnu, d’évolution de la structure de la personnalité tout au long de la vie. Elle serait déterminée par un jeu d’interactions entre la maturation et les pressions environnementales. Son développement s’opérerait selon un scénario universel de huit stades . Comme dans tout modèle de développement par stades, chacun de ces derniers s’appuie sur le précédent et constitue le socle du suivant. Le moteur qui permet le passage d’un stade à l’autre est le conflit.
Petite enfance
- Crise psychosociale: Confiance vs méfiance
- Relations sociales: La mère
- Sentiment: Espoir
Enfance
- Crise psychosociale: Autonomie vs honte et doute
- Relations sociales: Les parents
- Sentiment: Volonté
Age du jeu
- Crise psychosociale: Initiative vs culpabilité
- Relations sociales:La famille
- Sentiment:Ambition
Age scolaire
- Crise psychosociale: Productivité vs infériorité
- Relations sociales: Les amis, l’école
- Sentiment: Compétence
Adolescence
- Crise psychosociale: Identité vs confusion identitaire
- Relations sociales: Les pairs, le groupe, le leader
- Sentiment: Fidélité
Jeune adulte
- Crise psychosociale: Intimité vs isolement
- Relations sociales:Partenaire en amitié, sexe, compétition, coopération
- Sentiment:Amour
Adulte
- Crise psychosociale: Générativité vs stagnation
- Relations sociales: Travail et participation à la vie familiale
- Sentiment: Attention
Vieillesse
- Crise psychosociale: Intégrité vs désespoir
- Relations sociales: «Humanité»
- Sentiment:Sagesse
€> |
Chaque étape est donc caractérisée par une crise et nécessite la résolution donc le dépassement d’un conflit inteme-externe, c’est-à-dire qu’une personnalité saine doit gérer ou intégrer les oppositions entre le moi et les autres. Chaque crise est de nature différente car les acteurs sont différents. Elle se caractérise par un bi pôle contradictoire, un pôle positif et un pôle négatif, l’individu optant pour l’un ou l’autre selon les sollicitations sociales. Enfin, chaque stade est dominé par un sentiment qui détermine l’orientation générale du comportement.
Le premier stade est celui de la petite enfance. Chez le bébé, l’histoire se joue à deux dans une relation plus ou moins symbiotique avec la mère. La crise se structure autour de l’opposition confiance vs méfiance. L’état de dépendance de l’être humain durant cette période de sa vie est telle et sa connaissance du monde si peu élaborée que la relation à la mère alternera entre des sentiments de sécurité et de confort (confiance) et des sentiments d’angoisse voire d’abandonisme (méfiance). Le tableau est dominé par le sentiment d’espoir. Cette description n’est pas sans rappeler celle du stade oral réalisée par Freud.
Durant le deuxième stade qui correspond à Y enfance proprement dite, le conflit se traduit par l’opposition autonomie vs honte et doute. Apparaît alors une double prise de conscience : celle de la responsabilité de ses propres actions et celle des contraintes imposées par autrui sur celles-ci. Un sentiment d’autonomie, s’opposant parfois à la honte et au doute conséquents de certaines initiatives, envahit le sujet. Le sentiment général est alors la volonté. Le champ social de la personne s’élargit à son père ; sa mère, élément toujours fondamental, n’est plus malgré tout le seul acteur. Cette description rappelle celle de Freud du stade anal.
Le stade suivant est qualifié par Erikson comme étant Y âge du jeu. Le conflit se structure dans l’opposition initiative vs culpabilité. Il approfondit en fait la prise de conscience apparue au stade précédent. Le sentiment global est celui de l’ambition et de la conquête. Les questionnements à l’entourage sont fréquents. L’univers social poursuit son extension jusqu’à atteindre l’ensemble des membres de la famille.
Le quatrième stade est celui de Y âge scolaire. Le champ social subit une très forte extension par l’apparition des pairs (amis et ennemis d’école). La confrontation et l’émulation provoquent l’opposition caractéristique de ce stade entre la productivité et l’infériorité. La productivité est liée aux contraintes scolaires et à la nécessité d’apprendre. L’infériorité naît de la comparaison entre sa productivité et celles des autres. Cette période peut être très difficile car l’enfant peut éprouver pour la première fois un sentiment de fragilité dans sa confrontation aux autres. Le sentiment général dominant est celui de la nécessité d’être compétent.
Le cinquième stade suivant est celui de Y adolescence. Le conflit se structure autour du problème identitaire afin de mieux comprendre «qui on est» et surtout «qui on veut être». Le groupe des pairs et les modèles de leadership constituent des objets d’identification. Cette dernière peut aller jusqu’au conformisme rigide et intolérant. La fidélité est le sentiment dominant, fidélité au groupe, fidélité dans la relation amoureuse mais aussi fidélité à des idéaux moraux.
La période suivante est celle du jeune adulte. Désirs d’intimité et d’isolement représentent les deux pôles de la crise. L’intimité avec un autre, dans une relation amicale ou amoureuse, n’est possible que si elle ne s’accompagne pas d’un sentiment de perte d’identité. Si ce n’est pas le cas, l’individu peut alors éprouver un besoin d’isolement restaurateur de son intégrité identitaire. Dans la vie quotidienne, ce conflit transparaît dans tous les processus de décision collective et dans la difficulté à faire travailler les gens en équipe. Le champ social de l’individu s’organise essentiellement autour d’un réseau d’amis et de relations amoureuses. Le besoin d’amour est le sentiment dominant de ce stade.
L’individu rentre ensuite dans son milieu de vie ou dans son âge de maturité. Le dilemme est alors de trouver un équilibre entre le sentiment de générativité (intérêt pour la génération suivante et pour son éducation, mission de l’individu de maintenir et de perpétuer la société) et de stagnation (sentiment d’être absorbé et dépassé par les contraintes) auquel on peut être tenté de se livrer. Le conflit famille/travail est très fréquent durant cette période. Si la première l’emporte, le sentiment d’attention pour ses proches devient le moteur dominant du comportement.
Enfin, pour le vieillard, il s’agit de gérer la contradiction entre l’intégrité personnelle et le désespoir, entre le désir d’éprouver du plaisir à vivre et à vieillir dans la dignité et l’anxiété liée à l’anticipation du grand âge, de la perte d’autonomie et de la mort. L’individu fait le bilan de sa vie en mesurant la distance entre les buts qu’il s’est fixés et les buts qu’il a atteint. Une distance faible lui permet d’atteindre un état de sagesse caractérisé par un retrait «philosophique». La personne s’oriente alors vers des relations sociales de nature plus spirituelle avec le genre humain. Selon Erikson, peu de personnes atteignent ce sentiment de sagesse spécifique de ce que l’on appelle une vieillesse réussie.
Erikson évoque donc un sentiment dominant caractéristique de chaque stade. L’adolescent structure ses relations sociales autour de la fidélité, le jeune adulte autour de l’amour, l’adulte autour de l’attention et du soin porté aux siens et le vieillard autour de la sagesse. À cette dernière étape, la personne fait le bilan, mesure l’adéquation entre sa vie telle qu’elle a été et les projets dont il a pu rêver quand il était jeune. Cela participe à un sentiment de bien-être subjectif dont l’une des questions fondamentales est la suivante «si c’était à refaire, est-ce que j’aimerais avoir de nouveau la même vie ?»
L’idée que la crise de l’ego est un moteur de l’évolution individuelle rapproche Erikson de Freud. Malgré son aspect difficile à mesurer dans les comportements réels, certains auteurs ont tenté de vérifier empiriquement le modèle eriksonnien. Whitboume et al. (1992) ont conduit une recherche selon des protocoles transversaux, longitudinaux et séquentiels. L’outil de mesure utilisé par ces auteurs a été YInventory of Psychosocial Development (IPD). Ce questionnaire a pour finalité de mesurer le degré de résolution des crises décrites par Erikson. Les résultats ont apporté une large confirmation du modèle. Par ailleurs, Wang et Viney (1997) ont étudié le développement psychosocial d’enfants et d’adolescents de Chine populaire sous l’éclairage du modèle d’Erikson. Leur conclusion est qu’il apparaît une bonne cohérence entre les résultats et le modèle, ce qui confirmerait dans une certaine limite son aspect universel.
Le vieillissement de la personnalité selon Loevinger
La théorie de Loevinger (1976) peut être considérée comme un approfondissement théorique et empirique de celle d’Erikson. Elle décrit le développement de la personnalité selon un scénario en huit stades dont six concernent l’adulte et le vieillard .Comme tous les auteurs, Loevinger considère la personnalité (ou l’ego) comme un organisateur central ou un intégrateur. Cette intégration permet de structurer les interactions entre l’individu et son environnement ou entre ses valeurs, sa morale, ses projets et les pressions sociales. Chaque stade se caractérise par un type spécifique d’intégration.
Développement de la personnalité chez l’adulte selon Loevinger (1976)
- Stade Conformiste : Soumis aux règles sociales externes.
- Stade Consciencieux-Conformiste : Dissocie les normes sociales et les finalités personnelles, réalise que ses actes peuvent affecter les autres.
- Stade Consciencieux : Commence à réaliser l’évaluation et l’importance des standards de son moi.
- Stade Individuel : Reconnaissance que le processus de l’action est plus important que le revenu.
- Stade Autonome : Respecte l’individualité de l’autre, tolère l’ambiguïté.
- Stade Intégré : Résolution des conflits internes.
L’avantage du modèle de Loevinger est de s’appuyer sur de nombreuses recherches empiriques. Il constitue à l’heure actuelle un guide pour toute une série de travaux en particulier en ce qui concerne les relations entre le développement intellectuel et le développement de l’ego. Blanchard-Fiels (1986) ont montré que le stade de développement de la personnalité atteint par l’individu mesuré par la tâche de complètement de phrase de Loevinger était le meilleur prédicateur du mode de raisonnement chez les jeunes et les adultes dans des tâches de dilemmes sociaux telle une situation de grossesse non désirée.
Enfin, une relation apparaît entre la qualité du vieillissement et l’accession au dernier stade qui évoque celui de la sagesse d’Erikson. À ce niveau, l’individu peut considérer que sa vie a été une réussite.