Le vieillissement de la personnalité : l'approche cognitive et sociocognitive
Qu’elles soient d’inspiration continue (approche psychométrique) ou discontinue (approche développementale), les théories que nous venons de présenter considèrent qu’il est possible de décrire l’évolution et le vieillissement de la personnalité selon des mécanismes généraux identifiables chez toutes les personnes. Le concept de stade, cher au psychologue du développement, conduit même à ignorer le sujet pour ne s’intéresser qu’à une structure théorique de la personnalité observable de façon plus ou moins claire chez tous les individus. Les grands psychologues humanistes Rogers (1980) et Maslow (1970), à la différence, ont développé des approches centrées sur le développement personnel et l’estime de soi, c’est-à-dire le sentiment de sa propre valeur. Construites essentiellement sur des analyses de cas, elles ont souvent été critiquées, malgré leur richesse, pour leur manque de rigueur scientifique. Les approches cognitive et socio-cognitive n’offrent pas le flanc à une telle critique car elles se sont proposé de décrire l’évolution de la personnalité d’un individu particulier en fonction de ses caractéristiques propres et de son environnement spécifique mais à l’aide de concept généraux susceptibles d’être mesurés et issus de la psychologie cognitive. Dans ce cadre, on applique les lois de l’apprentissage, du raisonnement, de la mémoire et du contexte social afin de mieux comprendre leurs influences comportementales dans certains contextes de vie. Bandura (1986),a forgé, pour étudier ces processus interactifs entre l’être et son environnement, le concept de «déterminisme réciproque». L’environnement détermine l’individu autant que l’individu détermine son environnement, cette double détermination s’inscrit dans l’histoire unique de chacun d’entre nous. Nous présenterons pour illustrer cette approche le modèle de Whitboume (1987).
Le vieillissement de la personnalité selon Whitbourne
Selon Whitbourne, la personnalité remplit un rôle central identitaire (qui suis-je ?) qui permet à l’individu une construction unifiée tout au long de sa vie (life span construct) qui donne sens à son passé, à son présent et à sa représentation de son futur. Deux composantes structurent cette construction : le scénario et L’histoire de vie.
Le scénario est une construction mentale qui permet à l’individu de se projeter son avenir selon ses motivations et ses finalités. Il répond à la question «comment je souhaite que ma vie future soit ?» Son contenu est fonction de l’âge, du contexte culturel, du niveau social et économique et des stéréotypes sociaux. Le jeune diplômé structurera son scénario autour du désir de famille et de travail. Le retraité dégagé des contraintes matérielles et «plus pressé par le temps» pourra avoir le désir ardent de réaliser tout ce qu’il n’a pas pu faire durant sa vie passée. L’histoire de vie est la description et l’organisation plus ou moins cohérentes que fait un individu de son passé. Elle est évidemment une émanation de la mémoire autobiographique et épisodique. Elle est aussi une construction mentale de nature cognitive car la mémoire épisodique est sélective et touchée par l’âge comme nous l’avons vu. L’individu extrait et reconstruit certains événements afin d’élaborer cette construction signifiante de sa vie passée et élimine d’autres faits. Les mêmes paramètres que pour le scénario interviennent dont évidemment l’âge. Scénario et histoire de vie s’intègrent dans une construction unifiée : Y identité de l’individu.
Cette construction identitaire a été décrite par Whitboume à l’aide de concepts forgés par Piaget : équilibre, assimilation et accommodation.
L’identité apparaît comme un processus d’équilibre entre le changement et la stabilité que souhaite maintenir, à tout moment de sa vie, un individu. L’assimilation est une activité cognitive conservatrice, elle intègre les événements nouveaux de notre existence à nos cadres mentaux (à notre histoire de vie et à notre scénario) préexistants. Elle permet à l’individu de maintenir la stabilité de son identité. En revanche, Y accommodation est une activité cognitive transformatrice. Suite par exemple à un événement de vie important, douloureux ou positif (grande réussite sociale, mariage, divorce, veuvage, retraite), l’individu rentre dans un processus de transformation identitaire qui l’amène à modifier la lecture de son passé (histoire de vie) et sa projection sur l’avenir (scénario). Le modèle est circulaire ou dialectique, l’assimilation et l’accommodation s’équilibrant en permanence afin de maintenir l’identité du sujet qui apparaît ainsi comme une activité cognitive comparable aux autres activités intellectuelles. Le modèle permet aussi de dégager une typologie des personnalités ou des styles identitaires : le style assimilateur, stable et conservateur, le style accommodateur, instable et tourné vers le changement permanent, le style mixte, équilibré entre changement et stabilité.
Whitbourne (1986) a conduit une recherche transversale sur un échantillon de personnes dont l’âge variait de 24 à 61 ans. Sa technique de recueil a reposé sur des entretiens très minutieux. Son modèle permet une description intéressante et heuristique des processus identitaires. Les résultats révèlent l’importance centrale de la vie familiale comme source identitaire. Le travail est structurant à condition qu’il soit jugé motivant. Pour cette raison, le passage à la retraite ne peut en aucun cas être considéré comme un événement traumatique pour tous les individus. Enfin, Whitbourne n’identifie pas clairement des stades du développement de l’identité ou, autrement dit, ne trouve pas de lien entre les structures de l’identité et l’âge. L’intérêt du modèle est qu’il permet d’évoquer des mécanismes cognitifs généraux applicables à la diversité des personnes. Par ailleurs, à la différence des modèles de développement par stades qui peuvent donner une impression d’évolution mécanique, la personnalité est présentée comme une dynamique permanente sous le contrôle de l’activité de l’individu.
Le vieillissement et le contrôle personnel
D’inspiration piagétienne, la théorie de Whitboume nous conduit à mettre en exergue le fait que l’activité du sujet est un moteur essentiel de son évolution et que, pour une part, son vieillissement demeure sous son contrôle. En 1968, le général de Gaulle, président de la République, déclarait devant les graves événements sociaux qui secouaient la France «la situation est insaisissable». Il éprouvait un sentiment d’impuissance, c’est-à-dire l’impression de n’avoir aucun contrôle personnel sur la situation. Toutes proportions gardées, il est arrivé à chacun d’entre nous, au cours de notre vie, d’avoir ce sentiment que tout nous échappe, qu’on a perdu tout contrôle. En revanche, dans d’autres circonstances, le sentiment inverse peut être éprouvé, celui de totalement maîtriser la situation. C’est un fait général que tout individu par rapport aux circonstances effectue des attributions causales externes ou internes. L’élève qui a de mauvais résultats scolaires peut en attribuer la cause à son manque de travail et de courage, ou bien au fait que l’enseignant ne l’aime pas. Les divorces s’accompagnent bien souvent d’âpres discussions sur l’attribution des torts et des causes de l’échec du mariage sur l’un ou l’autre des protagonistes. Dans le premier cas, l’attribution causale est interne et donc sous le contrôle de l’individu, dans le deuxième cas l’attribution causale est externe et il peut considérer qu’il n’en a aucun contrôle. Ces attributions causales internes ou externes ont été conceptualisées dans le cadre de la théorie du locus de contrôle ou lieu de contrôle (voir Dubois, 1987 pour revue).
Il existe des situations dans lesquelles les individus développent un sentiment d’impuissance complète. Les cas extrêmes sont ceux des guerres, des famines ou d’oppression. Le lieu de contrôle est externe à la personne qui peut alors éprouver un sentiment de résignation acquise (Seligman, 1975, 1991), prémisse et symptôme d’état dépressif. Beaucoup de personnes âgées sont victimes de pertes d’autonomie et de solitude. L’institutionnalisation dans certaines structures d’accueil au sein desquelles l’individu ne décide plus que très peu de son emploi du temps peut entraîner un état dépressif de résignation acquise et un sentiment de lieu de contrôle externe, renforcé parfois par une conscience de la fatalité du trépas.
Un certain nombre de recherches sur le vieillissement du contrôle personnel, dans le cadre de la théorie du locus de contrôle, ont été conduites selon des plans transversaux et longitudinaux (Gatz et Siegler, 1981 ; Lachman, 1985 ; Baltes et Baltes, 1990 ; Alaphilippe, 1995). Les résultats sont contradictoires. Certains conduisent à penser que les âgés sont plus internes que les jeunes et d’autres font le constat inverse. Ces contradictions peuvent se résoudre si l’on admet que les contextes, les scénarios, les histoires de vie ainsi que l’état de santé sont très différents d’un individu âgé à l’autre et qu’ainsi leurs lieux de contrôle sont aussi variables que ceux des jeunes. Il apparaît donc difficile d’établir au regard du contrôle personnel un stade spécifique du vieillissement.