Le vieillissement de l’intelligence : Pourquoi l’aptitude fluide est-elle sensible à l’âge ?
La baisse avec l’âge des performances aux tests fortement saturés en aptitude fluide ne peut donc pas être expliquée simplement. L’aptitude fluide mobilise divers registres cognitifs et chaque tâche, test ou situation de vie est une combinaison différente dans la mobilisation de ces différents registres. Il ne faut donc pas conceptualiser l’intelligence fluide comme une compétence statique mais la concevoir comme une perpétuelle élaboration de stratégies mobilisant des savoirs déjà acquis et intégrant de nouvelles informations. Des recherches récentes se sont proposées de comprendre les points communs qui pouvaient exister entre les tests sensibles à l’âge donc fortement saturés en aptitude fluide. Diverses explications non contradictoires sont avancées. Cinq d’entre elles dominent l’ensemble des travaux : la première évoque la mobilisation importante de la mémoire de travail ; la deuxième la forte charge attentionnelle ; la troisième le déclin des capacités perceptives ; la quatrième la baisse de la vitesse d’exécution et de décision ; et enfin la cinquième la difficulté, grandissante avec l’âge, dans les raisonnements à sélectionner les informations pertinentes. Nous développerons les deux derniers aspects.
L’importance de la capacité à inhiber les informations non pertinentes
Divers auteurs (Woodcock, 1993 ; Stankov et al., 1993) soulignent qu’une tâche est d’autant plus saturée en aptitude fluide qu’elle est complexe et nouvelle pour le sujet. Le terme « complexité » ne doit pas se comprendre comme un synonyme de difficulté. On peut le définir comme suit : la difficulté d’une tâche est proportionnelle au nombre de processus cognitifs mobilisés et à la quantité d’interactions nécessaires d’élaborer entre eux afin qu’ils soient intégrés dans une stratégie globale. La nouveauté est liée au caractère non familier des informations que le sujet doit traiter. Une information familière est une information contenue en mémoire.
Confronté à une situation nouvelle, nous devons extraire les informations pertinentes et éliminer ou inhiber les informations inutiles. Prenons le problème suivant :
Un tonneau de vin permet de remplir 300 bouteilles de 25 cl. Si l’on prend de nouvelles bouteilles dont la contenance est de 20 % supérieure, combien pour- ra-t-on remplir alors de bouteilles ?
Dans cet exemple, toutes les informations sont pertinentes et nécessaires à la résolution du problème. En règle générale, les situations scolaires appartiennent à cette catégorie. Imaginons alors que l’on introduise des informations non pertinentes dans l’énoncé. Prenons l’exemple suivant :
Un restaurateur dispose de 30 tonneaux de 300 litres de vin. Il propose à ses clients des pichets de 25 cl, 50 cl et 25 cl + 20 %. Aujourd’hui, tous les clients ont commandé des pichets de 25 cl + 20 %. Un tonneau a été vidé et 29 sont complètement pleins. Combien de pichets le restaurateur a-t-il servi ?
Cette version est formellement identique à la précédente mais dans sa formulation de nombreuses informations ne sont pas pertinentes et doivent être inhibées par le sujet. Quand on compare les performances à ces deux versions, on constate que la seconde provoque davantage d’erreurs et que les âgés sont plus contrariés dans leur performance que les jeunes par les informations non pertinentes. Hasher et Zacks (1988) ont développé la théorie selon laquelle le déclin des réussites des âgés dans certaines tâches serait dû à la baisse de la capacité d’inhibition elle-même liée au vieillissement du lobe frontal. Les interférences de nature interne (informations non pertinentes) ou externes (environnementales) perturberaient l’élaboration des raisonnements.
Hoyer et al. (1979) furent parmi les premiers à conduire une recherche sur le vieillissement de la capacité d’inhibition. L’échantillon était constitué de soixante sujets équirépartis en trois groupes (jeunes, moyens et âgés). Les moyennes d’âge étaient respectivement de 20,6 ans, 52,4 ans et 72,6 ans. Les critères d’échantillonnage souffrent de quelques biais mais leurs conclusions ont été confirmées par d’autres recherches. Les problèmes proposés aux sujets s’inspiraient de ceux utilisés dans d’autres recherches (Odom et al., 1972 ; Zelniker et al., 1975).
Chaque problème était présenté sous la forme d’un carton, les stimuli étaient des formes géométriques et les informations, pertinentes ou non pertinentes selon les cas, étaient la couleur, la position, la forme et le nombre. La complexité ou degré d’inhibition nécessaire pour résoudre le problème était mesurée par le nombre d’informations non pertinentes et variables. L’ensemble de l’épreuve comprenait quarante-huit problèmes sériés selon quatre niveaux de complexité. Nous fournirons un exemple de chaque niveau inspiré du matériel de Hoyer et al. (1979) avec des carrés, des ronds et des rectangles blancs, noirs ou gris et expliquerons la consigne lors de la présentation du niveau 1.
On peut constater que les âgés commettent un nombre d’erreurs très significativement supérieur à ceux des jeunes et des moyens. Le nombre d’erreurs est proportionnel au niveau d’inhibition particulièrement chez les âgés. Ce sont les sujets d’âge moyen qui témoignent des meilleures performances. Les mêmes constatations peuvent être faites si l’on analyse les courbes des temps de réaction. Les âgés utilise plus de temps. Ce dernier augmente proportionnellement au niveau d’inhibition particulièrement pour les plus âgés. Il convient de souligner que les plus rapides sont les jeunes et non les sujets d’âge moyen. On peut supposer que les jeunes sont moins performants que les moyens car ils sont trop rapides. Ils confondraient selon le célèbre adage vitesse et précipitation.
En conclusion, la recherche de Hoyer et al. (1979) illustre l’augmentation des difficultés à mettre en œuvre les processus d’inhibition en vieillissant. L’intelligence fluide décline avec l’âge de par la difficulté à inhiber des informations non pertinentes et à sélectionner les informations pertinentes.
L’importance du facteur « vitesse » dans le vieillissement de l’intelligence
Woodcock (1993) attribue un rôle de facilitateur-inhibiteur au facteur « vitesse » qui est très sensible à l’âge. Un certain nombre de recherches iHertzog, 1989 ; Salthouse, 1991 ; Schaie, 1989) tendent à attribuer un rôle prépondérant au facteur « vitesse de traitement » dans l’explication du vieillissement de l’intelligence. Ainsi, dans le cadre de cette hypothèse, les différences de performances intellectuelles chez les âgés seraient significativement diminuées si l’on soustrayait le facteur « vitesse » de l’évaluation de l’intelligence. Pour reprendre la métaphore de la valve utilisée par Woodcock, l’eau dans la canalisation serait toujours de même quantité et de même qualité mais la valve fonctionnerait moins bien, ce qui provoquerait un ralentissement du « débit cognitif ». Lindenberger et al. (1993) ont testé cette hypothèse sur un échantillon de cent quarante neuf personnes âgées de 70 à 103 ans. Chacune s’est soumise à une passation de quatorze sous-tests, trois pour le facteur « vitesse », trois pour le facteur « raisonnement », trois pour le facteur « mémoire », trois pour le facteur « connaissance » et deux pour le facteur « fluidité verbale ». L’analyse confirmatoire conduite par ces auteurs valide l’hypothèse de la prépondérance du facteur « vitesse ».
Il apparaît que l’âge est corrélé négativement avec les tests de vitesse, ce qui signifie que le vieillissement s’accompagne d’un ralentissement des activités intellectuelles. Plus important, le facteur vitesse médiatise l’effet de l’âge sur les autres facteurs d’intelligence par l’intermédiaire d’un facteur général. Une part très significative des différences dans les performances intellectuelles chez les personnes âgées est donc expliquée par la baisse dans la vitesse d’exécution. Nous avons vu au paragraphe précédent que le facteur perceptif (acuité sensorielle) jouait lui aussi un rôle prépondérant et médiateur entre l’âge et l’intelligence.