Le vieillissement de l’intelligence : L’architecture de l’intelligence
La question du nombre de facteurs d’intelligence apparaît dès l’origine de la psychométrie. Thurstone (1938), utilisant une analyse mathématique très élaborée pour l’époque, parvint à démontrer l’existence de facteurs de second ordre, intermédiaires entre le « facteur g » et les aptitudes primaires. Il en évoqua sept qui ont été retrouvés dans de nombreuses recherches : spatial (S), numérique (N), verbal (V), mnémonique (M), perceptif (P), fluidité verbale (W), raisonnement (R).
S’il n’y a pas de consensus quant à la réponse à apporter à l’heure actuelle, certains chercheurs (Caroll et Horn, 1981 ; Woodcock, 1990) ont pu apporter de nouveaux résultats rendus possibles par l’élaboration de nouvelles techniques de traitement statistique des performances aux batteries de tests. Ces analyses que nous avons déjà évoqué s’appellent des analyses confirmatoires. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de savoir si la meilleure description possible de l’architecture de l’intelligence apparaît à l’analyse si l’on teste un modèle à deux, à trois, à quatre ou à plus encore de facteurs d’intelligence. Selon ces auteurs, le meilleur modèle serait celui à huit ou neuf facteurs d’intelligence.
McGhee et al. (1993) ont conduit une recherche sur un échantillon de quarante et un sujets âgés de 55 à 76 ans. Vingt-neuf tests issus de trois batteries ont été utilisés . Quinze étaient issus du Woodcock-Johnson Psycho-Educational Battery-Revised (WJ-R ; Woodcock et Johnson, 1989), deux du WJ-R of Achievement et douze du Detroit Test of Learning Aptitude- Adult (DTLA-A ; Hammill et Bryant, 1991).
Selon les auteurs, les analyses confirmatoires révèlent que le modèle à neuf facteurs est le plus adéquat pour rendre compte des résultats. Il explique 81 % de la variance totale, c’est-à-dire de l’hétérogénéité des performances observées dans l’échantillon.
Sachant qu’une corrélation est égale au maximum à « 1 », on peut consta- que la majorité des tests ne sont saturés que par un seul facteur et ce avec une corrélation très forte. Il se dégage donc, à travers l’étude de McGhee, une structure de l’intelligence en neuf facteurs explicités dans le tableau 5.6. Certains tests ne sont saturés que par un seul facteur (« Relations quantitatives » n’est saturé que par Gq) alors que d’autres sont saturés par plusieurs facteurs (« Compréhension de texte » est saturé par Gc, Gsma, Gf et Gs). Dans ce deuxième cas, on considère que le test mobilise plusieurs compétences cognitives. Il ne devra pas être choisi par un utilisateur qui désirerait évaluer les performances d’un sujet par rapport à un seul facteur.
Il n’y a pas de contradiction entre le modèle bi factoriel de Cattell (1963) et celui proposé par divers auteurs en neuf facteurs (Carroll et Hom, 1981 ; Woodcock, 1990 ; McGhee, 1993). Plus précisément, ces auteurs considèrent que les neuf facteurs d’intelligence ne sont pas constitués de l’intelligence fluide (Gf) et de l’intelligence cristallisée (Gc) auxquelles on aurait surajouté sept facteurs supplémentaires, mais de neuf facteurs isolables qui relèvent chacun, dans des proportions variables, des facteurs fluide et cristallisé. Il s’agirait en fait de facteurs de troisième ordre, intermédiaires entre Gf-Gc et les aptitudes mentales primaires. L’effet du vieillissement distingue d’ailleurs clairement le domaine des connaissances (facteurs Gq et Gc) du domaine du traitement de l’information en contexte nouveau sollicité par l’ensemble des autres facteurs. On revient ici à la grande distinction entre l’intelligence cristalisée et l’intelligence fluide.
Plus précisément, selon Woodcock (1993), le niveau et la qualité d’une performance dans une tâche de résolution de problème, qu’il s’agisse d’un test ou d’une situation réelle de vie, sont le résultat d’une interaction complexe entre quatre registres cognitifs :
– la mémoire à court terme et la mémoire de travail ;
– la quantité de connaissances stockées ;
– les capacités de raisonnement ;
– les facilitateurs-inhibiteurs.
La mémoire à court terme
Ce registre se réfère au seul facteur Gsma. Il s’agit de l’ensemble des processus mnésiques qui permettent la rétention et l’utilisation d’informations dans une activité immédiate. Nous détaillerons l’effet de l’âge sur cette mémoire dans le chapitre 6 consacré au vieillissement de la mémoire. Il s’agit d’un registre sensible à l’effet de l’âge.
La quantité de connaissances stockées
Ce registre se réfère aux facteurs Gc et Gq. Il s’agit de connaissances de natures déclarative et procédurale, c’est-à-dire de savoirs et de savoir-faire. Elles relèvent des domaines quantitatif (Gq) et encyclopédique (Gc). Les concepts de connaissances déclarative et procédurale seront développés dans le chapitre 6 consacré au vieillissement de la mémoire. Il ne s’agit pas de capacités de raisonnement mais d’un « réservoir » qui peut se remplir tout au long de la vie. Gc et Gq sont deux facteurs d’intelligence saturés en aptitude cristallisée. Ils sont donc peu ou pas sensibles à l’âge. Ils peuvent même se montrer plus performants chez l’âgé.
Les capacités de raisonnement
Ce registre relève des facteurs Gv (processus visuel), Ga (processus auditif), Glr (mémoire à long terme) et Gf (raisonnement fluide). Les processus visuels impliquent l’orientation spatiale, l’analyse et la synthèse de patterns visuels. Il s’agit d’activités qui opèrent au-delà des activités perceptives que nous avons décrites dans un autre chapitre. Les processus auditifs sont des activités d’analyse et de synthèse de patterns auditifs. Ils ne relèvent pas de la compréhension linguistique mais leur rôle est prépondérant dans l’acquisition du langage et l’apprentissage de la musique.
Le facteur « mémoire à long terme » doit être compris en termes de processus. On peut le définir comme l’ensemble des activités mnésiques de stockage et de récupération de l’information à long terme. Il ne doit donc pas être confondu avec les facteurs liés aux connaissances (Gq et Gc) qui ne concernent pas les processus mais les contenus. Le facteur « mémoire à long terme » est aussi souvent dénommé « stockage et récupération associatifs ». Il intervient dans toute les situations de résolution de problèmes où la sélection et la récupération des informations pertinentes sont essentielles.
Le facteur « raisonnement fluide » (Gf) se définit comme la capacité à raisonner, à élaborer des concepts et à résoudre des problèmes qui nécessitent l’assimilation d’informations nouvelles ou peu familières. Il s’agit évidemment du facteur le plus saturé en aptitude fluide.
L’ensemble des facteurs constitutifs du registre « Capacités de raisonnement » sont sensibles ou très sensibles à l’effet du vieillissement. Ils sont fortement saturés en aptitude fluide qui mobilise un ensemble complexe de processus cognitifs relevant à la fois des activités de raisonnement, des activités mnésiques et des activités perceptives.
Les facilitateurs-inhibiteurs
Si l’on compare le système cognitif à une voiture, les trois premiers registres cognitifs (mémoire à court terme, connaissance et raisonnement) représenteraient le moteur tandis que le dernier registre serait le lubrifiant et l’essence. Les facilitateurs-inhibiteurs déterminent la facilité avec laquelle la performance est réalisée. Leurs sources peuvent être externes ou internes.
Les facilitateurs-inhibiteurs internes relèvent des facteurs d’intelligence Gs (processus de rapidité) et Gsmv (vitesse de décision correcte). Gs se définit comme la rapidité à mettre en œuvre des processus cognitifs automatiques. Woodcock le compare à une valve dans une conduite d’eau : moins elle est ouverte, plus lentement circule le liquide. Les processus cognitifs concernés sont relatifs à des tâches qui nécessitent peu de capacités de raisonnement. Mais, lors d’une tâche complexe, l’individu mobilise de nombreux processus automatiques qui nécessite la mise en œuvre de processus de décision. Le facteur Gsmv se définit comme la rapidité à fournir une réponse correcte à des problèmes de difficulté moyenne de compréhension ou de raisonnement.
Une lenteur d’exécution et/ou de décision se traduira par une difficulté à réaliser une tâche complexe, particulièrement dans des situations nouvelles. On peut donc considérer qu’une faible performance en Gs et en Gsmv handicapera particulièrement dans des tests fortement saturés en aptitude fluide. Ces deux facteurs sont d’ailleurs très sensibles à l’effet de l’âge.
Pour compléter, il convient de rajouter à la liste des facteurs d’une autre nature. Parmi les plus importants, au regard de la question du vieillissement, il faut évoquer l’intégrité organique, la motivation (dimension particulièrement difficile à mesurer) et certaines variables de personnalité. Ces aspects sont abordés dans d’autres chapitres.
Les facilitateurs-inhibiteurs externes relèvent des paramètres environnementaux. On peut évoquer pour un enfant son climat familial ou éducatif et pour une personne âgée l’institutionnalisation qui peut être source d’une forte inhibition de ses performances cognitives.