Le triangle des psychanalystes
Pour reprendre la phrase de J. Van Rillaer, « Le manager qui repose sur le divan de son psychanalyste quatre fois par semaine, de 14 à 15 heures, ne connaîtrait-il pas la même évolution positive s’il faisait une sieste banale ou agrémentée de sa musique favorite ? » En d’autres termes, la psychanalyse est-elle une technique spécifique ayant une efficacité claire dans des indications précises ou rentre-t-elle dans la cohorte des psychothérapies dites de soutien? Serait- elle tout simplement une forme de déconditionnement ou de relaxation? Une telle interrogation est fortement dérangeante pour un psychanalyste, car en règle générale, chaque spécialiste sous-estime l’effet placebo de sa propre spécialité, tout en reconnaissant celui des autres. Ainsi une enquête sur l’effet placebo publiée en 1971 montre que les chirurgiens le citent pour la plupart des spécialités mais jamais pour les interventions chirurgicales et que les psychanalystes le mentionnent pour toutes les psychothérapies, sauf une. Au lecteur de trouver laquelle !
Notre propos n’est toutefois pas ici de mettre en question l’efficacité thérapeutique de cette méthode. La psychanalyse s’est donnée pour mission d’éclairer certains phénomènes psychologiques obscurs dont le placebo fait assurément partie. Même si d’autres interprétations des phénomènes psychopathologiques existent, Sigmund Freud a fourni le premier système explicatif cohérent de la maladie mentale dans sa dimension névrotique, jusque-là analysée en termes de malédiction, de possession ou, en particulier au xixe siècle, sur la base d’explications organicistes fumeuses. Sans préjuger de sa pertinence, la psychanalyse est porteuse de sens, par conséquent de réassurance et, parfois, de soulagement. Curieusement, pourtant, les textes psychanalytiques de fond concernant l’effet placebo sont très peu nombreux, comme si le sujet sentait trop le soufre.
La maladie en général et la maladie mentale en particulier représentent un accident de parcours, un incident dans une trajectoire en principe cohérente, une perte de sens, une injustice. Chaque fois qu’un patient va voir un médecin ou un guérisseur, c’est avant tout une explication qu’il recherche. « Votre fièvre est due à une angine, ce qui signifie qu’un microbe a rendu votre gorge douloureuse et inflammatoire et que votre organisme se défend en élevant sa température. » D’autres systèmes explicatifs existent, depuis le maraboutisme africain, qui attribue la maladie à un sort jeté par une femme ayant réussi à se procurer un fragment de tissu humain – cheveu ou ongle – de la victime, jusqu’à la biologie moléculaire qui traque les mécanismes pathologiques au plus intime de la matière vivante. L’apport de sens soulage, soigne même. Il représente donc un facteur non spécifique. C’est l’essence de l’effet placebo.
Croire, plaire et s’aliéner
Pour Tribolet, la place du placebo se situe au centre du triangle : croyance – séduction – aliénation. A l’image du gentil Nounours ou du bout de tissu fétiche de notre petite enfance, le médicament prescrit tiendrait la place de l’objet transitionnel (Winnicott), c’est-à-dire d’un objet qui n’est plus tout à fait l’Autre – généralement la mère – pas encore Moi, mais un peu des deux. C’est un objet que je peux tenir, sucer, avaler même et qui m’a été donné, ici, prescrit par cet Autre. Il est dans l’espace intermédiaire qui sépare – et relie – chacun de nous à l’Autre. Dans la relation médicale, il existe d’emblée un phénomène de régression de la part du patient infantilisé, car affaibli, face au médecin savant et puissant, détenteur d’un redoutable pouvoir de vie et de mort et qui, souvent, cultive plus ou moins consciemment ce déséquilibre où il trouve nar- cissiquement son compte.
Le médicament est comme un fragment du langage médical, il est aussi une partie du coips du médecin, dégluti et incorporé par le malade. La médecine occidentale, qui utilise majoritairement des traitements oraux, s’appuie beaucoup sur la croyance, à l’image de l’Eglise qui insiste sur la présence réelle du corps du Christ dans l’hostie. C’est le dogme cannibalique de la transsubstantiation. Ne peut communier, sous peine de blasphème et par conséquent de damnation éternelle, que le fidèle, celui qui croit absolument à la présence divine, une, anatomique et chamelle. Celui qui est capable de tout avaler, au propre comme au figuré. Croire c’est admettre, sans désir ni possibilité de vérifier. Aucun dosage, si sophistiqué soit-il, ne permettra jamais de trouver la moindre trace de cellule divine dans l’Eucharistie ou de molécule active dans les hautes dilutions homéopathiques. Il faut croire pour guérir. La croyance a toujours été au cœur de la relation médecin-malade. Seuls les agnostiques, mauvais sujets à l’image du Don Juan de Molière, osent ne pas croire : « Comment Monsieur, vous êtes aussi ‘ impie en médecine ? »
Selon la psychanalyse, s’il repose sur la croyance aveugle, l’effet placebo nécessite aussi une séduction du patient. Le médecin peut représenter à la fois une mère, nourricière et protectrice, et un père, rival dangereux et puissant, sur qui transférer ses affects infantiles. Il faut séduire le parent médecin, lui plaire et pour lui plaire, guérir. Comme le petit enfant qui se décide à manger pour faire plaisir. Une cuillère pour Papa, une cuillère pour Maman… En prescrivant, le médecin met un peu de sa personnalité dans sa prescription : c’est le « médicament médecin » de Michaël Balint, la part du médecin que l’on avale avec le comprimé, les quelques milligrammes de transfert. Dans ce contexte de demande d’amour et de dépendance, le médicament délivré a toutes les chances de se charger de sens.
Il faut croire et aimer aveuglément pour guérir. Que demande d’autre le médecin qui prescrit illisiblement, tout en maudissant secrètement ses malades, surtout lorsqu’il s’agit de confrères ou d’enseignants qui se mêlent de vouloir tout comprendre et à qui il faudrait tout expliquer, sans parler de ceux qui possèdent un Vidal et qui ont le culot de vérifier les prescriptions et leurs effets secondaires ! Tous des insoumis ! De façon générale, la médecine exige la soumission. Comment expliquer autrement qua l’hôpital, les malades sont presque perpétuellement couchés, en tout cas doivent l’être au moment de la visite du patron, alors que dans les trois quarts des cas au moins, leur état n’exige nullement l’alitement à temps complet? Accepter qu’un Autre vous soigne, c’est accepter la dépendance et l’aliénation.
L’effet placebo n’est-il finalement que le stigmate de l’aliénation subie et acceptée ? Ou bien est-il un déplacement de la maladie qui représente l’aliénation suprême? Il se situe probablement entre les deux, objet transitionnel, trait d’union entre médecin et malade, symptôme et guérison, liberté et aliénation.