Le scandale des médicaments anti-sida en Afrique
Certains la payent d’ores et déjà, au prix le plus fort : ce sont les millions de victimes du sida dans le tiers monde. On a vu dans le chapitre 2 que les médicaments indispensables étaient presque tous « génériquables ». Mais ce n’est pas le cas des molécules utilisées dans les trithérapies antisida mises au point en 1996 : ces médicaments indispensables sont protégés par des brevets pour au moins dix ans encore. Seulement 5 % des quarante millions de personnes infectées par le VIH sont actuellement soignées.
Et, de ce fait, leur prix est tel qu’ils sont inaccessibles à la majorité des malades, avec une conséquence effroyable : les deux tiers des personnes infectées par le virus du sida vivant en Afrique, la non-disponibilité des traitements antiviraux y fait trois millions de morts par an ! Selon le Programme des Nations unies pour le développement, 40 % des femmes sont infectées par le virus du sida au Botswana, un tiers de la population est séropositive au Lesotho et l’espérance de vie a reculé de 25 % à 30 % dans plusieurs pays d’Afrique. D’une manière plus générale, les maladies infectieuses sont responsables de 43 % des décès dans les pays du tiers monde, contre 1 % dans les pays riches, ce qui ne s’explique que par le manque de disponibilité des médicaments anti-infectieux !
On pourrait penser à première vue que l’industrie pharmaceutique a mal envisagé les conséquences de sa rigidité dogmatique qui fait mourir des millions de personnes en Afrique. Tous les efforts de communication qu’elle pourra faire dans les années à venir ne changeront rien à un état de fait qui risque d’aller en s’aggravant : l’industrie pharmaceutique sera tenue pour responsable du drame africain. En ayant perdu sur le terrain de la morale la plus élémentaire, elle pourrait bien y perdre au-delà de tout ce qu’elle peut imaginer sur les autres plans, y compris financier.
Rappelons les faits. Comme le Brésil, l’Afrique du Sud a cherché les moyens de mettre les antiviraux à la disposition de ses citoyens sans se plier aux exigences des laboratoires propriétaires des brevets Ce pays a les moyens technologiques et industriels de ne pas respecter les brevets, ce qui n’est évidemment pas le cas de certains de ses voisins beaucoup plus démunis mais tout autant menacés par le sida, comme le Lesotho par exemple. En 1997, le gouvernement a adopté une loi autorisant la production locale et l’importation de génériques à bas prix qui copient des médicaments encore protégés par un brevet. Trente-neuf des plus grands laboratoires pharmaceutiques du monde ont alors poursuivi l’Afrique du Sud pour violation des accords internationaux. Le scandale international a finalement été tel que, sous la pression, les industriels y ont renoncé le 19 avril 20012. Mais le gouvernement américain a pris leur relais de manière plus discrète, pour faire renoncer les pays récalcitrants et les obliger à adopter une interprétation rigide — la sienne — du droit international sur les brevets.
La controverse sur les brevets des antiviraux en Afrique est une horreur absolue pour les responsables des grands laboratoires mondiaux, un cauchemar qu’ils ne pouvaient même pas imaginer dans leurs pires moments. Mais il serait naïf de voir là seulement une maladresse ou une erreur de communication. En effet, aux yeux de ses dirigeants, l’industrie pharmaceutique ne pouvait pas lâcher sur la question des brevets en Afrique, car elle commençait justement une bataille décisive à ce sujet : celle pour l’augmentation du temps de protection, qui est jusqu’à présent de vingt ans à compter du dépôt du brevet ; or, ce délai, on l’a vu, ne permet qu’une dizaine d’années d’exploitation commerciale protégée, du fait de la durée de développement d’un nouveau médicament avant sa mise sur le marché. Il s’agit donc pour l’industrie d’obtenir que la période de vingt ans de protection ne commence pas au moment du dépôt de brevet, mais à partir de la date de mise sur le marché. Ainsi la durée de protection doublerait quasiment. S’il fallait une preuve du ralentissement du progrès médical, elle est bien là.
En 2001, Jean-Pierre Garnier, un des patrons de Glaxo, parlait du risque d’un « effet château de cartes » si l’industrie cédait sur les brevets dans un seul pays3. Il exprimait là le point de vue de l’ensemble des industriels du médicament, apparemment convaincus que l’extension automatique et systématique du temps de protection par les brevets serait une des conditions de la survie de l’industrie pharmaceutique comme industrie différente de celle des génériques.
Mais cette survie (ou, plutôt, la survie de ses profits exceptionnels) serait tout à fait artificielle et ne ferait que refléter la stagnation de la mise au point de nouveaux médicaments. Prolonger la durée de l’exclusivité garantie par les brevets n’obligerait en rien l’industrie à orienter ses recherches vers des maladies pour lesquelles aucun médicament n’existe, ou qui ne concernent qu’un nombre limité de personnes. Il ne s’agirait donc pas de garantir les conditions de l’innovation, mais de garantir le maintien des profits dans une phase de stagnation.
Il y a en effet ce qu’on pourrait décrire comme une course de vitesse entre le rythme de l’invention et la durée des brevets. Aujourd’hui, l’industrie estime que la durée de vie des brevets est trop courte. Mais par rapport à quoi ? Dans l’absolu, cela n’a pas de sens. Si nous vivions une période de boom de la recherche, ce problème n’existerait pas. Ce n’est que relativement au rythme des inventions que la durée de protection des brevets est trop faible. L’industrie a, par tous les moyens, tenté de réduire le temps entre le dépôt de brevet et la date de commercialisation en accélérant les études cliniques, mais sans grand résultat, car, on l’a vu, plus la différence entre un nouveau médicament et l’ancien est faible et plus la durée de ces études cliniques s’allonge. On retrouve toujours, sous- jacente, la question du rythme de l’innovation.
Vidéo : Le scandale des médicaments anti-sida en Afrique
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