Le droit d'être bien nourri : Vers une agriculture à finalité nourricière
Quel serait notre paysage alimentaire si les agriculteurs s’étaient directement impliqués dans la distribution alimentaire ? Il y a des raisons de penser que la nourriture courante aurait comporté les mêmes quantités de viandes ou de fromages mais une plus forte proportion de produits végétaux complexes et une bien moindre abondance en produits transformés, ce qui correspond à des recommandations consensuelles. L’évolution actuelle vers le gigantisme et le monopole de la grande distribution aurait pu être évitée, de même que le recours trop systématique à des transformations souvent superflues des aliments.
On peut espérer une prise de conscience collective qui mette fin à l’isolement de l’agriculteur et facilite l’organisation de nouveaux types de circuits alimentaires. Cette chaîne d’attention alimentaire et de suivi nutritionnel existe déjà dans quelques cas particuliers. Une minorité d’agriculteurs éclairés, entourés d’une clientèle proche, fonctionnent dans un esprit de convivialité, mais cela demeure exceptionnel. De nombreuses initiatives en France ou dans beaucoup de pays ont permis de rapprocher des groupements de consommateurs et des agriculteurs pour la distribution hebdomadaire de paniers de légumes. Ce mode de distribution est plus avantageux pour chacune des parties, et les légumes des supermarchés ne racontent pas la même histoire que celle des paniers garnis en fonction des produits de saison et remplis de valeurs pour une économie et une écologie solidaires.
L’agriculture doit répondre aux interpellations dont elle fait l’objet, voire prendre l’avis du consommateur pour faire évoluer ses productions et son offre. Les sujets de communication autour de l’agriculture et de l’alimentation ne manquent pas, par exemple, concernant la problématique de la qualité des fruits et légumes, l’optimisation de leur effet santé, le fonctionnement des circuits de distribution et la justification du prix final ou la contamination par les pesticides.
Agriculteurs, acteurs intermédiaires, consommateurs discutant d’objectifs communs pourraient se sentir responsables de la bonne marche de la chaîne alimentaire. Cette approche peut paraître peu réaliste, ce n’est pas si sûr, elle correspond déjà à l’esprit de l’agriculture biologique. Cette dernière est trop peu développée, longtemps exclue du champ de la recherche agronomique, elle n’a pas bénéficié d’une politique de développement attractive pour les agriculteurs. Par réaction aux excès de l’agriculture productiviste, l’agriculture biologique s’est sans doute contrainte à des règles excessives, l’attention de ses membres a trop souvent été imprégnée d’une peur sécuritaire, pas suffisamment tournée vers l’élaboration de produits de qualité assez compétitifs. Cependant, le maintien d’une agriculture biologique active a eu le mérite extraordinaire de montrer qu’il était toujours possible de développer une agriculture naturelle, indépendante de l’agroehimie. Au niveau de la nutrition humaine, l’agriculture bio est animée de l’esprit nourricier qui aurait dû toujours guider nos paysans dans leur stratégie de développement. Les circuits bio s’efforcent de fournir aux consommateurs qui les fréquentent des solutions nutritionnelles intéressantes, des pains bis au levain, une grande diversité de produits céréaliers et de légumes secs distribués en vrac, des biscuits ou des jus de fruits de bonne densité nutritionnelle, des recettes de cuisine saines.
Pour notre société, l’idéal serait de développer un nouveau modèle d’agriculture garante de bonnes pratiques agronomiques et de la valeur nutritionnelle des produits, soucieuse de l’équilibre alimentaire des consommateurs et directement impliquée dans l’élaboration et le contrôle de la qualité finale des produits transformés. Ce nouveau type d’agriculture nourricière, que l’on peut qualifier aussi de durable parce qu’il répond aux besoins de la société à long terme, déviait être soutenu par un gros effort pédagogique pour montrer son adéquation à la nutrition humaine. Il s’agit de proposer une alternative sérieuse à l’agriculture conventionnelle actuelle. Un tel progrès, correspondant à une nouvelle et réelle possibilité de choix pour les consommateurs, demanderait la réunion de beaucoup de compétences technologiques, nutritionnelles, économiques, sociologiques. Il serait essentiel que les agriculteurs et les consommateurs agissent ensemble dans ce sens et parviennent à mobiliser les acteurs intermédiaires nécessaires au succès d’un tel projet.
Combien de techniciens, d’ingénieurs, de scientifiques se dirigent sans convictions vers les industries agroalimentaires ou celles de l’agrochimie parce qu’elles sont génératrices d’emplois ! Pourquoi de jeunes talents dans de nombreux domaines n’accepteraient-ils pas de participer à une nouvelle aventure, à la construction et à la conduite d’un autre type de chaîne alimentaire ? Il paraîtrait normal que la finalité d’un secteur agroalimentaire soit entièrement conçue pour consolider un environnement agricole sain et durable et pour assurer une nutrition humaine optimale. Or les secteurs agroalimentaires majoritaires et la grande distribution exercent actuellement un pouvoir économique et un monopole trop importants qui les ont fort éloignés de l’intérêt généra! et de la défense des agriculteurs et des consommateurs. En revanche, de nombreuses entreprises peuvent s’insérer dans une nouvelle démarche et œuvrer à la mise en place de circuits de production et de distribution plus adaptés aux besoins de l’homme.
Quelle ouverture, quel avantage évident pour les agriculteurs de ne plus se sentir isolés, d’être conseillés, de participer au suivi du parcours des aliments. Certes, les agriculteurs se sont depuis longtemps organisés pour résoudre de nombreux problèmes d’exploitation agricole, de commercialisation de leurs produits à travers diverses structures dont les coopératives agricoles. Mais, cependant, beaucoup d’entre elles ont acquis une logique finalement bien proche des autres entreprises privées ou capitalistes.
Une démarche nouvelle d’agriculture-alimentation-santé nécessiterait de bien mieux connaître les facteurs limitants dans l’élaboration de la qualité nutritionnelle et dans l’adoption de comportements alimentaires protecteurs de la part du consommateur. Cela supposerait de résoudre les problèmes d’approvisionnement des villes, de fixer des objectifs à atteindre pour les différentes parties concernées, au niveau de l’environnement, de la qualité de vie, du bien-être et de la santé, de s’engager dans une démarche de responsabilité sur un enjeu majeur de notre fonctionnement vital.
Aucun aspect pour la réussite d’une telle entreprise ne devrait être négligé : par l’adaptation des modes d’agriculture et du traitement des aliments en fonction des objectifs nutritionnels à atteindre, par le développement de l’information nutritionnelle, par la mise en place d’une véritable nutrition préventive. Les preuves de l’intérêt d’un système d’alimentation conçu pour le bien-être de l’homme, construit en harmonie avec les professionnels et la population apparaîtront clairement dans la durée. Le fait qu’il soit possible de mieux gérer la chaîne alimentaire dans l’intérêt de tous semble évident, tant la démarche actuelle d’une division du travail et d’une approche sans liens des secteurs de l’alimentation et de la santé est caricaturale.
Que la chaîne alimentaire n’ait jamais réellement été conçue pour en tirer tous les bénéfices potentiels est sans doute le résultat d’une évolution trop rapide des techniques et des modes alimentaires ainsi que du manque de recul des professionnels et des citoyens dans ce domaine. Beaucoup d’entreprises alimentaires développent leurs activités sans posséder de compétences dans le domaine des relations entre alimentation et santé. Peut-on imaginer qu’un constructeur automobile ou d’autres objets d’usage courant méconnaissent les risques liés à l’utilisation des produits commercialisés ?
La nécessité d’assurer une formation suffisante à tous les acteurs de la production alimentaire, la complexité des systèmes à gérer, la longueur des évolutions possibles, l’importance des ruptures à opérer peuvent paraître comme autant d’obstacles insurmontables. Pourtant, il semble bien exister un consensus sur la nécessité d’une meilleure gestion de la chaîne alimentaire dont les performances sont trop souvent appréciées à l’aune des résultats de la balance commerciale de l’agroalimentaire ou du volume des achats des ménages. Il faudrait plutôt considérer comme critère de réussite l’adhésion des producteurs et des divers intermédiaires à de bonnes pratiques et des consommateurs à des modes alimentaires équilibrés. Le fait que le monde agricole de demain se sente responsable, en partenariat avec les autres acteurs de la gestion d’une alimentation préventive, est une des conditions fondamentales pour opérer des changements durables et souhaitables dans notre environnement agricole et alimentaire.