Le cadavre dans la forêt: l'angoisse
L’ANGOISSE
L’angoisse représente pour nous une des formes par lesquelles se manifeste l’excès du vivant. Bien sûr, ce qui est central pour la psychanalyse, c’est la clinique, mais la psychanalyse s’est aussi déployée en affinité et en confrontât ion avec d’autres domaines, qui lui sont connexes, ces interactions provoquant parfois des avancées pour la théorie psychanalytique. C’est le cas des neurosciences ; c’est aussi le cas de l’art et, par exemple, de la création musicale, qui ouvre la voie à l’inconscient – aux voix de l’inconscient, pour jouer sur l’homophonie.
Tout musicien compose avec la voix perdue, écrit Pascal Quignard1. Ce qui ne va pas sans susciter d’angoisse, à travers le surgissement de quelque chose d’irrésorbable, d’un excès du vivant qui peut faire irruption à travers l’œuvre, que ce soit par son écoute ou par son interprétation. Erwartung de Schônberg représente une œuvre paradigmatique de ce point de vue.
L’Erwartung est aussi un mot freudien. Erwartung, c’est l’attente, l’attente propre à l’angoisse telle que Freud la définit dans Inhibition, symptôme et angoisse3. Freud associe en effet l’angoisse à l’attente – soit l’attente passive, sans expectative, celle que la langue allemande identifie à partir du verbe abwarten ; soit l’attente d’un événement pensable, en tout cas l’attente de quelque chose, une attente que l’allemand saisit par le terme Erwartung.
L’angoisse est un état du corps. Dans l’angoisse, il n’est pas encore question de plaisir et de déplaisir, états qui engagent déjà des représentations. Avec l’angoisse, on est dans le vide. Freud rapporte l’origine de l’angoisse à l’état de détresse du nourrisson (Hilflosigkeit), qui est aussi imprégnée d’attente. Lacan discute très précisément la distinction faite par Freud entre Erwartug et abwarten. Il reprend cette distinction pour en faire les deux versants de l’attente en jeu dans la détresse. L’un des versants « Erwartung » – est attente de quelque chose, par exemple du sein maternel.
L’autre versant – celui de l’« abwarten » – est une attente d’on ne sait quoi, parce que rien n’a encore eu lieu. On pourrait dire que c’est autour de ces deux versions de l’attente que tourne L’Erwartung de Schônberg. C’est ainsi qu’on peut la considérer aussi comme une œuvre très clinique, créée au temps de l’invention freudienne.
Mais revenons à Schônberg. La création d’Erwartung est en elle-même toute une histoire. Une étape marquante est certainement l’une des premières représentations de Salomé de Strauss à laquelle Schônberg et Berg assistent ensemble à Gratz. Nous l’avons vu, Salomé met en scène une folie féminine, entre une sexualité impossible et un excès de la jouissance.
Schônberg a été marqué par Salomé et les dissonances sur lesquelles repose la musique de Strauss ; sous leur influence, il se décide à relever le défi et composer des dissonances sans aucune résolution. S’ensuivent les premières œuvres atonales de Schônberg, sa phase dite expressionniste, dans laquelle se situe justement Erwartung.
Schônberg demande un livret à Marie Pappenheim, qui est la nièce de Berta Pappenheim, la patiente de Breuer et de Freud, la fameuse Anna O des Études sur l’hystérie. Marie Pappenheim écrit un monodrame centré sur l’angoisse et l’attente. Une femme est à la recherche de son amant dans la forêt ; elle l’attend depuis quelques jours ; elle le cherche avec angoisse ; elle est jalouse aussi, car elle l’a entendu la nuit prononcer le nom d’une autre femme.
La voilà dans la forêt, près de la maison de sa rivale. Sous la lune blafarde, les arbres bougent, elle se heurte aux racines, ses perceptions sont troublées, diffrac- tées, morcelées. Jusqu’au moment où elle bute sur le cadavre de son amant, poussant ce fameux Hilfe, la note si, qui lance tout l’orchestre dans une tension insoutenable.
Pour Schônberg, l’expressionnisme n’est pas une forme romantique de l’expression de soi ; c’est le surgissement d’un excès qui fait irruption. Il y a dans Erwartung des éléments qui pourraient être rapprochés de la biographie de l’auteur. La composition d’Erwartung correspond en effet à un élément de la vie de Schônberg. La jalousie, l’angoisse, le désespoir, c’est ce qu’il a rencontré lui-même
lorsque sa femme Mathilde l’a trompé avec le peintre Richard Gerstl, auprès duquel il suivait lui-même des cours de peinture. Mathilde reviendra vers Arnold Schônberg, mais Gerstl se suicidera après avoir brûlé tous les tableaux qui étaient encore en sa possession.
L’action de Erwartung se situe dans un climat d’angoisse, d’attente, de désespérance. Il n’y a pas d’action, sinon une attente anxieuse qui mêle le danger concret de la forêt et le danger pulsionnel, le débordement issu du vivant. Monodrame de la jalousie, on ne saura jamais dans cet opéra si la femme découvre le cadavre par hasard ou si elle a tué son amant, revenant ensuite sur les lieux du drame.
Pour la petite histoire, précisons que Schônberg compose la partition d’Erwartung en dix-sept jours, du 27 août au 12 septembre 1909, une année après le suicide de Gerstl. Publié en 1917, Erwartung ne sera créée à Prague qu’en 1924. Et c’est en 1926 que Freud publie Inhibition, symptôme et angoisse.
Le personnage féminin d’Erwartung est pris dans un excès d’afflux perceptifs, de fausses perceptions, d’hallucinations, de perceptions sans objet ; il expérimente un état qui évolue vers l’insoutenable, rendu par une composition musicale qui exprime une tension extrême. La musique atonale qu’invente Schônberg met en jeu une dissonance qui ne se résout plus en consonance.
Pour Wagner, par exemple dans Tristan et Iseult, qui est aussi à mettre dans la série qui va de Salomé à Erwartung, la résolution est toujours remise à plus tard, mais elle a lieu ; l’immense courbe de dissonance qui dure pendant plusieurs heures finit par aboutir à une résolution.
Plutôt que de tendre vers une résolution reportée de la dissonance, Schônberg, lui, fait donc l’exercice de s’en passer totalement. Le résultat est la mise en évidence de l’instant, de la discontinuité de l’instant, où la perception du présent, coupée tant du souvenir du passé que de l’anticipation de l’avenir, précipite celui qui écoute cette musique dans un hors temps, semblable au rêve ou, plutôt, au cauchemar.
C’est ainsi que toute la pièce d’Erwartung peut être comprise comme un cauchemar. Comme dans l’inconscient, il n’y a pas de temps, pas de lieu, pas de contradiction, pas de négation.
Schônberg pratique l’afflux d’émotions sur un mode associatif, créant un véritable protocole sismographique, comme le dit Adorno.
La répétition musicale produit un effet de dépersonnalisation chez celui qui l’écoute. Cette dépersonnalisation constitue une expérience surprenante.
On est projeté hors du monde, hors du sens, envahi par des états à la limite du malaise. La musique transmet la dépersonnalisation au spectateur, le touchant au plus profond de son corps. L’angoisse est réalisée dans la musique, au point que « la possibilité de la musique elle-même est devenue incertaine », comme l’écrit Adorno.
L’angoisse devient une forme esthétique, qui elle- même livre quelque chose du secret de l’angoisse. Avec Schônberg, les dissonances nous effraient, nous parlent de notre propre condition, à travers « une musique qui nous interpelle au point le plus crucial », comme l’écrit encore Adorno. Une musique qui touche au réel, pourrait- on dire, qui fait signe du réel12, comme le dit Lacan de l’angoisse.
Elle cherche son amant pour le retrouver assassiné : « Elle est livrée à la musique en quelque sorte comme une patiente à son traitement analytique », écrit encore Adorno. Entre délire, hallucination, angoisse, Erwartung, c’est l’« enregistrement sismographique de chocs traumatisants », sans continuité, jusqu’à l’immobilisation hagarde du cri dans lequel se concentre l’excès du vivant.
Vidéo:LE CADAVRE DANS LA FORÊT : L’ANGOISSE
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