l’industrie pharmaceutique
Traditionnellement, l’industrie pharmaceutique est beaucoup moins une économie de la reproduction qu’une économie de l’invention. On doit à l’historienne Sophie Chauveau le récit de cette transformation qui a été très risquée en France : la pharmacie française aurait pu périr après la Seconde Guerre mondiale si elle n’avait pas su se développer en s’obstinant alors à ne pas reconnaître le droit des brevets dont les Américains réclamaient, par le biais de leur ambassade à Paris, l’application. C’est quand elle est devenue une économie de l’invention après la Seconde Guerre mondiale qu’elle a fait vraiment sa jonction avec le capitalisme, se réorganisant à une échelle toujours croissante à partir de la pharmacie d’officine (selon le modèle français) ou, plus sûrement, des caves de la chimie déjà industrielle (selon les modèles allemand ou suisse).
Ce qu’écrit James Le Fanu ne s’applique pas seulement à l’Angleterre : « Les dynamiques de la révolution thérapeutique relèvent davantage de la synergie entre les forces créatives du capitalisme et celles de la chimie que des sciences médicales et biologiques. » Ce sera aussi un des leitmotivs de ce livre. La pharmacie est le seul domaine de la médecine qui a réussi facilement sa jonction et sa fusion avec le capitalisme. Cela lui a donné une puissance qu’elle n’avait jamais eue dans les siècles passés, aussi loin que l’on remonte et quel que soit le nom que portait le « préparateur de médicaments », ce grand oublié des histoires officielles de la médecine.
La pharmacie s’est donné les moyens de recruter et soumettre à sa discipline toutes les professions scientifiques imaginables (du physicien à l’ingénieur) pour les faire travailler ensemble, et de dompter à l’extérieur toutes les autres professions médicales et scientifiques dont aucune — et de loin — n’a désormais sa puissance et sa force de frappe. C’est la pharmacie qui décide.
Prenons toutes les grandes maladies : d’où attend-on le progrès ? D’une nouvelle manière de « regarder » les patients (pour reprendre la formule de Michel Foucault caractérisant la révolution de la naissance de la clinique avec Bichat) ? Non, tout le monde a désormais les yeux tournés vers l’industrie pharmaceutique et les médicaments (parmi lesquels les vaccins) qu’elle est susceptible de mettre au point. Même les instruments de diagnostic sont devenus un des domaines de l’industrie pharmaceutique.
Pour autant, il ne faut pas se méprendre sur le rôle exact (et la nature) de l’invention dans ce formidable développement. Car ce qui va nous apparaître au fil de ce livre comme une évidence est pourtant ce qui a été le plus dissimulé et même nié par les acteurs et par les commentateurs. Un exemple entre mille : dans son livre célèbre, L ’Homme neuronal6, Jean-Pierre Changeux présente sans sourciller l’invention des psychotropes comme un sous-produit des découvertes de la neurobiologie (contre toutes les évidences, mille fois racontées par les témoins, qui montrent plutôt que l’histoire s’est faite dans le sens inverse, et tout ce que cette invention doit au hasard). Mais les Français n’ont pas le monopole de ce genre de vulgarisation scientifique. De la même manière, dans son livre à succès The Elusive Magic Bullet7,l’Anglais John Mann laisse entendre dans son chapitre sur le cancer que c’est la meilleure connaissance des mécanismes cellulaires, due à la biologie moléculaire, qui est à l’origine des progrès thérapeutiques. Or, là encore, cette histoire est totalement fausse8.
On pourrait ainsi multiplier les exemples d’une histoire qui fait la part trop belle aux « découvertes » des sciences biologiques dans les grandes découvertes thérapeutiques. Pourquoi se priverait-on de ces belles histoires puisque cela ne fâche personne ? Ni les pharmacologues dont le travail se voit extrait du vulgaire empirisme et mis en relation avec les hauteurs Universitaires, ni les chercheurs plus académiques dont les travaux sont ainsi valorisés — ce qui leur est indispensable pour trouver des financements. Quelle administration peut en effet risquer de refuser les budgets d’une équipe qui a l’oreille des journalistes et qui promet que ses travaux auront d’importantes retombées sur le progrès thérapeutique ? Même les physiciens ont compris la force de l’argument et l’utilisent aussi à leur profit quand c’est nécessaire. Tant pis si cela induit tout le monde en erreur sur les mécanismes complexes expliquant les avancées scientifiques et techniques…
Les sciences biologiques académiques et la pharmacie ont pourtant toujours entretenu des rapports relativement distants. C’est dans l’entre-deux que tout un sous-domaine des sciences biologiques s’est formé au fil du temps, qu’il ne serait pas abusif de qualifier de « petite biologie » et qui est constitué de l’ensemble des connaissances, des savoir-faire et des techniques permettant la mise au point des médicaments, et seulement cela. Il existe évidemment des points de passage multiples entre les sciences biologiques académiques et cette petite biologie, mais la seconde ne découle pas logiquement des premières, comme on voudrait trop souvent nous le faire croire. Elle est tout autant dépendante d’inventions techniques et d’outillages venus d’univers totalement extérieurs.
La puissance de l’industrie pharmaceutique est donc liée à une multiplicité de facteurs : elle n’est pas une simple retombée pratique du progrès ininterrompu des sciences du vivant ; elle a créé sa propre dynamique et c’est elle qu’il faut étudier, en s’intéressant d’abord à sa gestion de 1’« innovation », mot- valise recouvrant des réalités fort diverses.
Les industriels du médicament ont pris l’habitude d’être en haut du tableau, de rémunérer généreusement leurs actionnaires, d’être donnés en exemple pour leurs investissements en recherche. Dans cette situation, s’il se trouve que l’invention se ralentit, voir stagne carrément, on imagine les angoisses et les difficultés qui peuvent alors saisir les différents acteurs de la pharmacie et en particulier ses dirigeants — ils ne nieront d’ailleurs pas tous le problème et on lira avec intérêt leurs déclarations non pas destinées au grand public, mais diffusées dans des documents plus confidentiels, sans être pour autant inaccessibles. Ils essaieront de comprendre ce qui arrive à leur industrie et les moyens d’y remédier. Ils utiliseront aussi tous les moyens à leur disposition — les bons comme les mauvais — pour freiner les effets de ce ralentissement du progrès scientifique sur leurs chiffres d’affaires et leurs résultats. La valeur de leurs entreprises est en jeu…
L’industrie pharmaceutique est en effet un des rares secteurs économiques où les coûts de recherche et de développement sont très élevés, alors que les coûts de fabrication sont extrêmement bas (un médicament vendu 30 euros ne coûte, en moyenne, pas plus de 2 euros à fabriquer). A la différence, par exemple, de l’industrie automobile, rien n’est souvent plus facile que de reproduire un médicament, d’en assurer la synthèse chimique massive, alors que rien n’est plus difficile et coûteux que de l’inventer. D’où la nécessité d’inventer en permanence et, quand le rythme de l’invention se ralentit, de garder le monopole des anciennes innovations le plus longtemps possible, et d’augmenter les quantités vendues.
Tout l’effort porte donc sur l’invention et sur la protection juridique de cette invention. Mais, dans les phases d’expansion du marché, c’est surtout le premier terme qui est privilégié, alors que, dans les phases de contraction, la question des brevets prend la première place. Pour comprendre ce phénomène, sur lequel nous allons revenir, il faut d’abord expliquer les « fondamentaux » de l’industrie pharmaceutique, dans la présentation qu’en donnent habituellement les responsables du secteur.
Vidéo : La puissance : Une industrie de l’invention
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