La porte de la douleur
Ressentir de la douleur quand on se blesse ne surprend personne. Ce signal d’alarme est un processus physiologique somme toute assez simple. Distribués un peu partout dans le corps, au niveau de la peau, des muscles, des ligaments et des organes, on retrouve des récepteurs de sensations (voir la figure 3, en annexe, p. 238). Lorsqu’il y a lésion, des substances chimiques, appelées «algo- gènes», sont libérées et vont exciter ces récepteurs. L’excitation donne naissance à un influx nerveux acheminé vers la moelle épinière par l’intermédiaire des nerfs sensitifs. À ce niveau, le message douloureux excite les neurones moteurs qui provoquent la contraction musculaire réflexe. En temps normal, le message poursuit ensuite sa course vers les centres supérieurs du cerveau. Certains de ces centres sont responsables de la perception de la douleur, d’autres de la mémorisation de l’expérience et d’autres enfin des réactions émotionnelles et comportementales associées à la douleur (crier, pleurer, se plaindre, frotter ou masser l’endroit douloureux).
Le processus semble simple, mais il ne l’est pas tant que cela. Comment expliquer qu’un soldat gravement blessé à la jambe soit capable de courir pour fuir le lieu de combat? Ce n’est qu’une fois à l’abri qu’il ressentira sa douleur. Comment comprendre qu’une douleur puisse handicaper quelqu’un alors qu’on ne décèle aucune cause biologique? Un chercheur canadien du nom de Meltzack a apporté de la lumière sur ces variations étranges de la perception de la douleur en concevant la théorie dite du portillon médullaire sélectif, ou plus simplement théorie de la porte de la douleur. Au niveau de la moelle épinière, de même qu’au niveau des centres supérieurs du cerveau, on trouve plusieurs relais qui ont le pouvoir de modifier le message douloureux en l’amplifiant ou en le freinant. Quand le message est inhibé, on dit que la porte se ferme. Une foule de facteurs contribuent soit à ouvrir la porte, laissant passer le message douloureux, soit à la fermer pour l’inhiber (voir le tableau ci-dessous). Certaines sensations rassurantes, comme les caresses, l’application de chaleur ou de froid, les massages et les frictions, les stimulations électriques de faible intensité, contribuent à apaiser la douleur. La porte peut aussi se fermer sous l’influence du contrôle supérieur du cerveau qui libère des endorphines, substances ayant un pouvoir semblable à la morphine et capables d’inhiber la douleur. C’est ce qui se produit dans les situations d’urgence comme lorsqu’un soldat est blessé à la guerre. Des facteurs psychologiques peuvent également diminuer la douleur, comme l’administration d’un placebo ou l’attitude rassurante et confiante d’un intervenant. Il est aussi possible de contrôler la douleur par la méditation ou par l’hypnose. Une trop grande attention portée à la douleur contribue à en augmenter l’intensité ; à l’inverse, toute douleur peut s’atténuer si l’on parvient à se distraire dans une activité plaisante. Les émotions peuvent aussi ouvrir ou fermer la porte: la contrariété, l’anxiété, la tristesse et la dépression amplifient le message douloureux, tandis que l’espoir, la joie, la confiance le diminuent.
Le cercle vicieux de la douleur chronique
La théorie de la porte permet de mieux comprendre pourquoi la mémoire et les facteurs psychologiques et comportementaux ont le pouvoir d’influencer la perception de la douleur, particulièrement lorsque celle-ci s’installe de façon prolongée et devient résistante aux traitements habituels. La personne qui souffre admet difficilement le rôle possible de ces facteurs parce qu’elle croit que l’on met en doute la réalité de sa souffrance. Rappelons que l’opposition entre douleur réelle et douleur imaginaire n’a aucun sens dans une optique psychosomatique, où corps et esprit ne font qu’un. La douleur récalcitrante n’est nullement imaginaire, mais elle n’est pas non plus une simple douleur normale qui perdure : elle résulte d’un dérèglement du système de perception de la douleur où des facteurs multiples viennent compliquer le tableau et où les émotions jouent un rôle important. Toute douleur persistante produit des effets secondaires physiques, comportementaux et psychologiques qui l’entretiennent. Après un certain temps, la personne se retrouve prisonnière d’un cercle vicieux où la cause de sa douleur n’est plus uniquement physique. Par exemple, celui qui souffre a naturellement tendance à réduire son activité de peur d’augmenter la douleur. Or le manque d’exercice affaiblit les muscles, ce qui entretient la douleur. De plus, l’inaction renforce l’attention portée à la douleur, ce qui contribue aussi à la maintenir. Plus on a mal, plus l’inquiétude augmente et plus le moral s’en ressent. L’anxiété et la dépression intensifient la douleur. Il arrive aussi que les pensées et les croyances l’alimentent: un mal de tête occasionnel peut passer rapidement si on le considère comme quelque chose de bénin, mais si l’on se met à imaginer qu’il cache quelque chose de plus grave, l’anxiété risque de l’entretenir.
Pour traiter une douleur chronique, il importe de prendre conscience de tous ces cercles vicieux et de se donner les moyens d’en sortir. L’important est d’essayer, autant que faire se peut, de se comporter le plus naturellement possible, de contrer la douleur par des comportements incompatibles comme la relaxation, la distraction, l’exercice modéré, d’évaluer quelles activités quotidiennes sont possibles et de les reprendre graduellement. Il arrive que, malgré qu’on ait constaté ce genre de cercle vicieux et tenté d’y apporter des corrections, la douleur persiste. On peut alors soupçonner l’influence d’autres facteurs contribuant à la rendre résistante aux interventions.
La douleur et le plaisir
L’un de ces facteurs tient aux liens étranges qu’entretient la douleur avec le plaisir. Objectivement, la douleur est une sensation désagréable, mais elle peut aussi, de façon paradoxale, susciter du plaisir. On n’a qu’à penser à l’excitation sexuelle pour s’en convaincre : l’augmentation de la tension peut parfois atteindre un degré proche du seuil de la douleur, mais elle demeure en soi plaisante. Toute douleur, dans la mesure où elle ne dépasse pas un point où elle devient insupportable, est susceptible de procurer du plaisir. Pour cette raison, plusieurs douloureux chroniques s’y attachent et y tiennent comme à un objet familier précieux, défiant ainsi tout traitement qui vise à les soulager. Fait non négligeable aussi, la douleur apporte des gains secondaires : parce qu’on a besoin de soins et de maternage, il est permis de se plaindre, on peut êtredispensé de certaines responsabilités, on a droit à un traitement de faveur, on devient le centre de l’attention de l’entourage. Une personne dont les besoins affectifs ne sont pas satisfaits peut trouver dans cette situation un réconfort auquel elle aura de la difficulté à renoncer. Outre le plaisir et les gains secondaires, d’autres facteurs inconscients peuvent aussi jouer dans le maintien de la douleur