La liqueur de l'effroi
Dans la culture islamique, dès le Moyen Âge, les remèdes tiraient leur efficacité de leur enveloppe symbolique autant que de leurs composants. Selon Avi- cenne, la prescription devait absolument s’accompagner d’un rituel de fabrication, d’application et de consommation. Trois moyens étaient utilisés : le toucher, l’incantation et la nomination. La main du thérapeute joue en effet un rôle particulièrement important dans la médecine arabe. L’incantation qui est aussi une nomination fait partie des recommandations techniques de prescription. Inscrite sur un support concret – papier, tissu, coquille d’œuf, etc., elle s’incarne physiquement dans le processus thérapeutique. De nombreux écrits sont consacrés « à la manière de procéder avec les noms, les carrés magiques, les miroirs d’encre et les versets coraniques ». C’est un hadith, une tradition, attribué à Mahomet qui serait à l’origine de ce rituel, affirmant qu’il existe « une sorte de parole qui n’est autre que la magie ». Là encore, en médecine occidentale, la palpation par la main du médecin même si, selon le dicton, elle est moins efficace que la langue de chien – est un rituel obligatoire et très investi, préalable à l’incantation ou diagnostic et à la nomination du remède obligatoirement inscrit sur un support concret, l’ordonnance, que nombre de patients gardent sur eux.
On sait qu’un remède, pour obtenir l’effet supplémentaire qui amplifie son action pharmacologique, doit figurer dans la culture de celui qui l’utilise ou s’y intégrer. Au Maroc, de nombreux produits étrangers lont désormais partie intégrante de la pharmacogno- sic traditionnelle. C’est le cas de l’aloès, du benjoin, du bois d’agaloche, de la gomme mastic et de l’encens. Avec le temps, ils ont tous fini par être nommés en arabe dialectal et incorporés au rituel des pratiques diérapeutiques locales. En revanche, les médicaments produits industriellement et importés n’ont pas de nom local, sont intraduisibles autrement que par une I ranslittération en caractères arabes dénuée de tout sens. Ils ont probablement plus de difficultés à s’intégrer dans une symbolique.
Pourtant, certains médicaments ont réussi leur intégration grâce à ce que Taoufik Adohane a appelé avec bonheur le « métissage culturel ». Dans les pays du Maghreb, la forme galénique est au premier plan des préoccupations thérapeutiques. Cette exigence a amené des détournements parfois inattendus de médicaments tant dans leurs présentations que dans leurs indications premières. C’est ainsi que certaine pommade ophtalmique est prescrite en tisane, après dissolution, par les guérisseurs comme remède souverain contre les coliques. L’aspirine est pilée et appliquée sur les éruptions. Cette pratique, notons-le, n’est d’ailleurs pas très éloignée de l’habitude observée dans certaines campagnes françaises d’appliquer un comprimé d’aspirine in situ, sur la dent douloureuse. De même une préparation effervescente, pour être efficace, doit être avalée pendant l’effervescence et non après Toute affection interne ne peut être traitée que par un remède liquide, puisque ce n’est que sous cette forme qu’il pourra atteindre l’organe cible, alors qu’une affection cutanée sera obligatoirement traitée par emplâtre, ce qui amènera à piler certains comprimés et à les incorporer à une pâte.
Les Juifs séfarades, implantés en Afrique du Nord, ont développé une culture qui représente un compromis entre le judaïsme et les pratiques berbères et arabes. Alain Amar rapporte certaines thérapeutiques bien particulières. Voici ce qu’il écrit dans des souvenirs non encore publiés qu’il a bien voulu m’autoriser à reproduire :
« Je sais […] qu’à l’âge de trois ou quatre ans, Léon avait souffert de fièvres inexpliquées ; ses parents firent venir une matrone qui proposa de le guérir, en le léchant sur tout le corps pour prendre son mal… et mon père guérit! »
J’ai assisté, vers l’âge de cinq ans, à une scène étrange se déroulant chez mes parents. Ma mère et Simha, sa mère, avaient fait venir un jour une sorte de gourou hirsute, présenté comme un « saint » homme, un toleb, profondément religieux, qui jeta dans un canoun (récipient de cuisson au charbon, en terre cuite), et les charbons ardents qu’il contenait, une pincée d’une poudre mystérieuse (à base d’alun, de graines de caroube et de… je ne sais quoi), savamment dosée, au cours d’un rituel lent, solennel. Il psalmodiait d’une voix rauque des formules incantatoires. Tout à coup, il s’écria qu’il apercevait le mauvais œil, aïn haraa, qu’il prétendait identifier dans une
forme biscornue issue de la combustion du charbon et de la fameuse poudre. Il retira le mauvais œil, qu’il refroidit, pila et versa dans de petits étuis de cuir contenant également de minuscules parchemins revêtus de caractères hébraïques souvent illisibles, nommés ktav hamalakhim, « écriture des anges ». D’un naturel curieux, j’ai d’ailleurs, en cachette, ouvert un jour un de ces étuis pour savoir ce qu’il contenait : je n’y ai trouvé que de la poussière et un petit manuscrit illisible, sur parchemin. Nous devions tous porter ces étuis autour du cou, selon les conseils du saint homme, pendant plusieurs mois, pour éloigner le mauvais œil, la peur, la maladie (sic!). Ce guérisseur était convaincu de ce qu’il faisait, et se mettait en position d’intermédiaire, d’intercesseur entre les patients et les grands initiés détenant savoir et sagesse. Ces pratiques avaient un lien évident avec la magie et l’influence berbère était de ce fait puissante.
Alain Chouraqui… fournit de précieux détails sur les rites entourant l’accouchement. Il nous raconte :
« C’est au nouveau-né mâle, encore fragile et vulnérable, tant qu’il n’aura pas été circoncis, qu’on accorde la plus grande attention. L’accouchée elle- même a besoin d’être protégée, car étant encore plus vulnérable et souvent déprimée, à la suite de l’enfantement, elle est exposée à de mortels dangers. Dès l’accouchement, on se prémunit contre toute éventualité, en déployant toute une série de moyens : l’accoucheuse trace sur le front du bébé un trait magique, khemoussa, avec du noir de fumée; on lui attache au bras un sachet garni d’alun, de graines de harmel et d’oudiat (cauris) destinés à écarter le mauvais œil et les mauvais génies. Certaines familles […] suspendent au-dessus de la porte d’entrée la tête d’un coq, des couronnes de pâtes cuites, cinq piments rouges et quelques épines. Sous le matelas du nourrisson, à côté de sa tête, on place un couteau et du sel pour écarter
les mauvais génies et la frayeur. Le nouveau-né, sans prénom encore, pendant les sept premiers jours qui précèdent la circoncision, est appelé deif (invité, hôte) afin de tromper les démons. Au lendemain de l’accouchement, le rabbi apporte à l’accouchée des hzabot […], feuilles imprimées contenant des dessins bénéfiques de “ main ” et de “ poisson ”, des textes bibliques et des noms sacrés qui agissent magiquement contre les mauvais esprits […]. Les hzabot sont ensuite fixés sur le mur, à la tête du lit et à l’entrée de la pièce.
« Je me souviens aussi des boissons réputées souveraines contre la peur qu’on nous faisait ingurgiter régulièrement et qui étaient composées de lait chaud et d’une épice blonde, odorante, le harkom, en arabe, le “ curcuma ” en français. De même étaient vantées par nos grands-mères les vertus miraculeuses de l’urine contre la peur ( !). On m’a souvent raconté, lorsque j’étais enfant, que tel membre de la famille avait été » guéri de la peur ” en absorbant ( !) l’urine de tel autre membre de ladite famille. La notion de peur était omniprésente et il fallait la combattre à tout prix, y compris en buvant de l’urine. Ces récits ne faisaient que renforcer la peur et inspirer un dégoût certain. La peur était distillée, induite, et représentait certainement une survivance des peurs ancestrales des Juifs traqués, persécutés tout au long de leur histoire, mais aussi celle que ressentaient ou avaient éprouvé mes parents et grands-parents dans leur situation de dhimmi, de protégés, donc soumis à la bonne volonté du protecteur. Toujours à propos des urines (et j’en suis désolé pour le lecteur), je me souviens qu’à chaque fois que l’un d’entre nous avait été effrayé pour une raison quelconque, on nous encourageait vivement à uriner pour éliminer la peur, toujours la peur ! La seule explication scientifique apprise bien plus tard est que les émotions, le froid et l’absorption d’alcool provoquent une inhibition de la sécrétion posthypo- physaire de l’hormone antidiurétique, et donc une envie irrésistible d’uriner. »
Encore une fois, l’observation et la symbolique amènent les guérisseurs à proposer des techniques particulières. Puisque l’on « pisse de peur », il suffit de boire les urines de la personne la plus sage de la famille et, donc, la moins apeurée, pour « guérir la peur » et si, malgré tout, l’effroi s’installe, il faut l’éliminer avec les urines. Il est intéressant de voir que de nos jours, en France, il existe une technique de soin, pratiquée par des médecins patentés et exécutée par des pharmaciens non moins diplômés, appelée « isothérapie gazeuse » qui consiste le plus sérieusement du monde à prélever les urines du patient, à leur faire subir de mystérieuses transformations plus ou moins inspirées de l’homéopathie et à les lui faire réabsorber. Une ordonnance que j’ai eu l’occasion de détenir était ainsi libellée :
«ISO-URINE TH D1 FI 30 ml « ISO-URINE TH D6 FI 30 ml « 10 gouttes, 1 fois par jour la première semaine, 5 jours sur 7.
«ISO-URINE TH D15 FI 30 ml « 10 gouttes, 1 fois par jour la deuxième semaine, 5 jours sur 7.
« ISO-URINE TH D30 FI 30 ml « 10 gouttes, 1 fois par jour la troisième semaine, 5 jours sur 7.
« Puis continuer dans le même ordre. »
On suppose que le D mentionne la dilution. Quant au FI ? On reste confondu que des « docteurs en médecine » puissent ainsi, sans vergogne, franchir le Rubicon du charlatanisme.