La grippe espagnole: Démunis et mal informés face à la pandémie
Bien avant que le bilan morbide de la grippe ne soit établi avec certitude, l’Aspirine des Usines du Rhône multipliait les réclames annonçant de manière aussi rassurante que possible que les effets de la grippe pouvaient être efficacement traités. C’était sans doute confondre la grippe «ordinaire» et la grippe mortelle qu’était la grippe pulmonaire.
Alors, comment se soignait-on ? On faisait boire, on donnait des bains froids. Et les récits, comme celui de cette femme, se retrouvent par milliers : « Je portais mon mari qui, heureusement à l’époque, n’était pas trop lourd. À longueur de journée, depuis ma fenêtre, je voyais passer des convois mortuaires. La plupart des médecins étaient encore au front. Ce soldat, un voisin, qui avait échappé à toutes les boucheries, aux assauts absurdes, aux offensives délirantes, aux manœuvres inutiles, aux bombardements, à la mitraille et au gaz, avait, quelques semaines avant l’armistice, obtenu une permission pour venir embrasser sa famille. Il est reparti avec la grippe et il en est mort. »
Seize, vingt, vingt-cinq, quarante, cinquante millions, le nombre de victimes de la grippe espagnole est toujours effrayant et ne varie dans l’horreur que lorsqu’historiens et chroniqueurs préfèrent donner la fourchette haute pour souligner l’ampleur de la tragédie. Restent des données incontestées : la grippe a contaminé un humain sur deux (soit un milliard d’individus).
Sa contemporanéité avec la Première Guerre mondiale a contribué à brouiller les diagnostics et à teinter les discours d’arguments très peu scientifiques. Le quotidien Le Matin n’hésitait pas à écrire durant l’été 1918 que la grippe avait choisi son camp : «En France, elle est bénigne ; nos troupes, en particulier, y résistent merveilleusement. Mais de l’autre côté du front, les Boches semblent très touchés. Est-ce le symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité. »
La grippe étant, au regard des ravages du choléra, considérée comme bénigne, on prit mal — et le mot est faible – la mesure des premiers signes de l’épidémie.
L’écrivain Albert Dauzat, qui dès 1925 analysait les légendes » et les « superstitions » nées durant la Grande Guerre, fit état du cas du décès suspect d’un soldat auvergnat en octobre 1918 : « Un boucher de la région reçut la nouvelle de la mort de son fils au front d’Alsace : celui-ci lui avait écrit, vers la fin de septembre, d’abord qu’il avait pris froid dans les tranchées, ensuite qu’il avait été évacué pour pneumonie dans un hôpital et que sa toux le faisait beaucoup souffrir. L’aumônier qui annonça le décès aux parents, avec les ménagements d’usage, précisa que le jeune soldat avait succombé à la grippe pulmonaire. Tous les détails concordaient et il semblait bien qu’aucun doute ne pouvait s’élever à ce sujet. Néanmoins, la rumeur s’accrédita instantanément qu’il était mort du choléra. Plusieurs paysans, qui avaient vu les lettres comme moi, rétorquaient : “On ne meurt pas de la grippe. C’est bien le choléra. Les majors font écrire ce qu’ils veulent aux soldats malades et aux aumôniers’’. Le père lui-même n’était pas convaincu : « Je crois fort que cette grippe espagnole n’est autre chose que le choléra. »
On ne peut pas en vouloir au malheureux homme. Comme le rappellent les historiens Christophe Prochasson et Anne Rasmussen, durant l’été 1918, l’Académie de médecine avait refusé de considérer comme dangereuse la maladie dont on commençait à s’inquiéter. Il était hors de question pour cette assemblée savante de sc laisser aller à l’alarmisme et de recommander des mises en quarantaine, des désinfections et d’autres précautions puisqu’il ne s’agissait là que d’une banale grippe. Hors de question d’isoler les malades, de porter des masques ou de fermer les lieux publics (écoles, églises, théâtres, etc.) L’Académie ne recommandera des mesures prophylactiques qu’à l’automne.
Les questions qui se posent alors, et plus tard, à chaque fois que naîtra la crainte d’une pandémie : a-t-on affaire à quelque chose de déjà connu ? Comment informer et même alerter sans alarmer? A quel moment des mesures prophylactiques mesurées ou sévères doivent- elles être prises? Questions qui trouvent un écho particulier aujourd’hui… tant elles nous paraissent urgentes à régler.
En 1918, la question, quand la gravité de la grippe espagnole est avérée, est de savoir s’il s’agit d’un virus nouveau ou s’il s’agit de la résurrection du virus de la «grippe italienne» – baptisée «influenza» – qui a frappé la France en 1889-1890. Les défenseurs de cette seconde hypothèse avancent le fait que, contrairement à une épidémie de grippe classique, ce ne sont pas les personnes âgées qui sont le plus durement touchées. La grippe espagnole frappe en priorité les jeunes hommes robustes, les plus anciens ayant développé en 1889 une immunité au virus. À tel point, qu’on la qualifie souvent de «maladie des soldats».