La différence entre l'erreur et la faute
Si l’on quitte le cadre de la consultation privée pour celui de la recherche, on est confronté ù des situations où le bon exercice de la pratique médicale est pareillement menacé. Plus que de simples bévues, plus que de malheureux accidents, il s’agit parfois de dérapages tout bonnement scandaleux. Certains grands essais cliniques de l’histoire ne sont pas indemnes de reproches. Lors de 1 etude du vaccin de la poliomyélite antérieure aiguë réalisée contre placebo aux États-Unis, en 1955, il ne pouvait être question d’utiliser un traitement de référence puisqu’il n’en existait aucun. Il était par ailleurs difficile de commercialiser mondialement un produit dont on n’était pas certain de l’efficacité ni même de l’inocuité à long terme. La constitution d’un groupe placebo était donc- défendable de ce point de vue. En revanche, il n’était peut-être pas nécessaire d’inclure un nombre aussi élevé d’enfants sur une période aussi prolongée. En outre, une étude de type épidémiologique avec vaccination effective d’un certain nombre d’enfants dans une région endémique et suivi rapproché aurait sans doute permis de lever les doutes et de procéder graduellement en rajoutant tranche par tranche des cohortes de sujets vaccinés.
Lorsqu’un vaccin antisida sera enfin disponible, mais pas encore tout à fait sûr en termes d’efficacité, il sera intéressant de voir quelle méthodologie sera adoptée et acceptée par les comités d’éthique et les différents lobbies. Il serait très étonnant, vue la pression de l’opinion et des médias, qu’un groupe placebo puisse être mis en place et que des sujets réellement à risque acceptent la possibilité d’en faire partie. Pourtant, jusqua présent, la poliomyélite a probablement fait beaucoup plus de morts et d’handicapés que le sida, même si, n’étant pas vénérienne, elle n’a jamais atteint la même charge émotionnelle. Plus critiquable encore est l’étude contre placebo de la pénicilline dans les affections à streptocoques, car, à l’époque, en 1966, cet anti-lique avait déjà abondamment prouvé son effica- « ilé. Deux patients du groupe placebo ont alors développé un rhumatisme articulaire aigu et une glo- mérolonéphrite ! Enfin, carrément scandaleuse lut une élude réalisée, en 1971, aux États-Unis. Il s’agissait de ‘..ivoir si les effets secondaires des contraceptifs oraux l iaient d’origine psychologique ou endocrinienne. On recruta des femmes américaines d’origine mexicaine (on se demande quelle pouvait bien être la rationalité scientifique d’une telle discrimination!). La moitié fut mise sous placebo à son insu. Bilan des courses : dix grossesses non désirées. À l’époque, l’efficacité de la pilule était bien démontrée. Que dire d’une telle étude qui a provoqué des drames humains pour répondre à une question, somme toute, peu importante, et qui, au iond, n’intéresse que les médecins? On pourrait malheureusement multiplier les exemples d’études contre placebo concernant des médicaments dont l’efficacité était déjà prouvée sur des maladies évolutives.
À l’heure actuelle, tout au moins dans les pays industrialisés, l’obligation de se soumettre à l’avis d’un comité d’éthique et de recueillir, par écrit, un consentement libre et éclairé, semble pouvoir prévenir ce type de pratiques. Pourtant, ça et là, on entend parler d’essais à très grande échelle, menés outre-Atlantique sur des sujets sains, « pour voir » l’effet sur le vieillissement de certaines hormones peut-être moins anodines qu’il n’y paraît. Mais il arrive aussi qu’un chercheur soit, en toute bonne foi, conduit à publier de faux résultats, prenant pour efficacité pharmacolo- gique ce qui ressort de l’effet placebo.
L’une des patientes qui avait accepté d’entrer dans l’étude s’appelait Annie. C’était une maniaco-dépressive chronique, mélancolique asilaire, qui passait ses journées recroquevillée sur son fauteuil, terrée au fin fond du service depuis un temps immémorial. Les résultats ne se firent pas attendre, et purent être qualifiés de miraculeux. Annie se « réveilla », retrouva tonus el entrain, prit un appartement et sortit du service où elle ne venait plus que dans la journée pour prendre son repas de midi et participer à différentes activités d’ordre ergothérapique. Près de quinze ans après, elle est toujours « dehors » et coule une vieillesse relativement heureuse.
Annie était tellement désespérante et avait mis tellement de traitements en échec que sa « résurrection » frappa tout le monde. Bien sûr, sans aller jusqu’à dire que c’est à cause d’elle que le médicament fut commercialisé par la suite, des milliers d’autres personnes ayant également reçu le médicament, il est indéniable qu’on parla beaucoup de son cas au laboratoire, d’autant qu’à la levée de l’aveugle, il s’avéra qu’elle avait reçu le nouveau produit. Dans cette étude, Annie était devenue une sorte de malade culte! Bref, le médicament sortit en pharmacie et eut un grand succès commercial. Quelques années plus tard, l’administration de mon hôpital, dans sa grande mansuétude, décida de procéder à quelques travaux de rafraîchissement du service. Les murs furent repeints et les fauteuils retapissés. Celui qui était réservé à Annie fut dégarni, on enleva les coussins. Et c’est alors que nous découvrîmes alors la quasi-totalité des médicaments qui avaient été donnés au cours de l’étude. Les gélules étaient soigneusement rangées autour des garnitures. Annie n’avait strictement rien pris, elle avait tout dissimulé dans l’épaisseur des coussins. Je n ‘ai pas eu le cœur de lui en parler, mais le laboratoire fut bien surpris.
Il ne s’agit pas d’une histoire de placebo à proprement parler, mais d’un effet placebo. Je crois qu’Annie m’aimait beaucoup à cette époque… Peut-être a-t-elle voulu me faire plaisir, mais sans prendre de risques inconsidérés, sans risques toxiques en tout cas ! Rien, pas une gélule, n’avait finalement été absorbé. C’est nous tous, laboratoire compris, qui avions avalé la pilule !