La défense de l’organisme : l’immunité humorale
La mise en évidence des anticorps:
Restons encore à l’orée du XXe siècle. Alors qu’à Paris, le zoologiste russe Elie Metchnikoff, s’appuyant sur la mise en évidence de la phagocytose, développait sa théorie cellulaire de l’immunité, les « humoralistes » – au premier rang desquels Paul Ehrlich (1854-1915), leur chef de file à l’institut des maladies infectieuses de Berlin – obtenaient au contraire des résultats expérimentaux montrant que des substances solubles présentes dans le sérum parti¬cipaient aux réactions immunitaires. En 1888, George H. F. Nuttall (1862-1937) observa que le sang de chien ou de lapin exerçait sans immunisation préalable un effet bactéricide.
Cette propriété était perdue après une phase de chauffage de trente minutes à une heure, à une température comprise entre 52 °C et 55 °C. L’an¬née suivante, Hans Büchner (1850-1902) obtint le même résultat en chauffant du sérum à 55 °C pendant trente minutes ou à 52 °C pendant six heures. Il affirma alors que ce dernier contenait des substances bactéricides: les alexines. Un médecin belge, Jules Bordet (1870-1961), récompensé par le prix Nobel de médecine et de physiologie en 1919, identifiera ces protéines présentes aussi bien dans le sérum des animaux immunisés que dans celui des animaux naïfs, et leur donnera le nom de protéines du complément. Ces molécules agissent en effet en complément d’autres substances solubles qui sont, elles, spécifiques de l’agent pathogène : il s’agit des anticorps. Ces derniers furent découverts par deux chercheurs du laboratoire de Robert Koch (1843- 1910) à Berlin: l’Allemand Emil von Behring (1854-1917) et le Japonais Shibasaburo Kitasato (1852-1931).
L’expérience de von Behring et Kitasato (1890):
Emil von Behring et Shibasaburo Kitasato s’in-téressent aux processus par lesquels des animaux immunisés contre la diphtérie ou le tétanos peuvent survivre. A l’époque, les tentatives d’explication se réfèrent soit à la phagocytose, soit à une action bactéricide du sang non spécifique de l’agent pathogène (rôle des alexines), soit à une acclimatation de l’organisme à la toxine.
Aucune de ces explications ne satisfait les deux chercheurs, qui entreprennent d’immuniser des lapins contre la bactérie responsable du tétanos, Clostridium tetani. Von Behring et Kitasato constatent que le sérum d’un lipin immunisé contre le tétanos est capable, lorsqu’il est injecté à une souris, d’exercer chez cette dernière une action de protection contre le bacille tétanique. Ils interprètent linsi le résultat de leur expérience :
«Le sang des lapins immunisés contre le tétanos possède la capacité de neutraliser ou de détruire la toxine tétanique. Cette propriété existe aussi dans le sang extravasculaire et dans le sérum débarrassé de toute cellule. Cette propriété est si stable qu’elle reste même efficace dans le corps d’autres animaux, si bien qu’il est possible par des transfusions sanguines ou de sérum d’obtenir des effets thérapeutiques. La propriété qui détruit la toxine téta¬nique n’existe pas dans le sang des animaux qui n’ont pas été immunisés contre le tétanos, et quand on injecte la toxine tétanique à des animaux non immuns, la toxine peut être détectée dans le sang et dans les autres liquides corporels même après la mort de l’animal. »
Une semaine après la communication de ce travail sur le tétanos à la communauté scientifique, von Behring publie des résultats personnels obtenus avec la toxine diphté¬rique. Il emploie pour la première fois le terme d’antitoxine, puis celui d’anticorps pour qualifier des substances bactéricides qui apparaissent au contact d’un germe et qui sont suffisamment stables dans le temps pour être transférées d’un animal à l’autre.
D’autres étapes clés :
De 1897 à 1900, l’Allemand Paul Ehrlich élabore sa théorie des «chaînes latérales» pour expliquer la formation des anticorps. Des cellules particulières, dotées de «chaînes latérales » ou « récepteurs » captureraient les antigènes. La liaison de l’antigène au récep¬teur conduirait à la production de davantage de chaînes latérales qui, libérées dans le sang, agiraient comme des anticorps (ou antitoxines). En 1900, Ehrlich publie deux planches explicatives de sa théorie.
En 1908, Paul Ehrlich sera récompensé, avec le « cellulariste » Elie Metchnikoff, par le prix Nobel de médecine et physiologie.
La transmission de l’immunité de la mère au nouveau-né:
De nombreux travaux scientifiques effectués à la fin du XIXe siècle montrèrent que de jeunes animaux pouvaient hériter de leurs parents une protection contre divers agents infectieux. Néanmoins, les mécanismes à l’origine de cette immunité naturelle n’étaient pas connus. C’est une nouvelle fois le biologiste allemand Paul Ehrlich qui va concevoir une expérience simple pour identifier le support du transfert d’immunité de la mère au nouveau-né.
L’expérience d’Ehrlich (1892):
En cette année 1892, Ehrlich travaille sur deux toxines protéiques isolées de semences végétales: la ricine, extraite du ricin (Ricinus communis), et l’abrine, issue du haricot pater- noster (ou liane réglisse) (Abrus precatorius). L’injection de ricine ou d’abrine à des souris provoque une chute des poils, des lésions tissulaires, des nécroses et, en quelques jours, la mort de l’animal. Ehrlich définit pour chaque toxine une « dose létale absolue », capable de tuer une souris de 20 g en 2 à 4 jours. Il observe cependant que, chez certains animaux, le temps de survie est spontanément augmenté : ils ont acquis une immunité partielle vis-à- vis de la toxine. Le biologiste teste alors, chez la souris, la transmission de cette immunité partielle à la descendance. Il conçoit une expérience en 3 phases.
- Première phase
Des mâles immunisés contre la ricine ou l’abrine sont croisés avec des femelles normales. Aucune protection n’est observée chez les descendants du croisement : des doses repré¬sentant 0,2 à 1,3 fois la dose létale absolue produisent des lésions sévères et la mort des souriceaux en 4 jours.
- Deuxième phase
Le croisement inverse est réalisé: femelles immunisées contre la ricine ou l’abrine et mâles normaux. Quelles que soient la dose injec¬tée et la toxine utilisée, la survie des souriceaux après injection de toxine est normale dans les 6 premières semaines post-partum. Ensuite, l’effet protecteur disparaît progressive¬ment. Une protection relative a donc été conférée aux animaux par leur mère, elle-même immunisée. Ehrlich conclue au transfert des anticorps maternels aux souriceaux et émet l’hypothèse qu’il implique le lait maternel.
- Troisième phase
L’hypothèse du transfert des anticorps par le lait maternel est testée par Ehrlich en plaçant les nouveau-nés «en nourrice» avant qu’ils ne soient nourris au lait maternel pour la première fois. Les nouveau-nés issus de mères normales, mais allaités par des nourrices immunisées sont protégés de la ricine pendant au moins 4 semaines, et ce pour des doses qui atteignent 40 fois la dose létale absolue. Cette protection n’est pas observée pour les souriceaux nés de mères immunisés, mais allaités par des nourrices normales. C’est donc bien la nature du lait reçu après la naissance et non pas le statut immunologique de la mère qui conditionne la survie des jeunes souris. L’hypothèse d’un transfert via le lait d’anticorps de la mère au nouveau-né est vérifiée.
D’autres étapes clés:
Paul Ehrlich veut préciser les caractéristiques temporelles du transfert d’immunité par la mère. En 1893, il adopte un nouvel animal modèle, la chèvre, qui lui permet d’obtenir des quantités de lait suffisantes pour réaliser des dosages d’anticorps. Il immunise une chèvre gestante contre la toxine tétanique puis montre que les anticorps anti-tétaniques apparaissent dans le lait dans les 24 heures qui suivent la naissance du chevreau.
Ehrlich met alors au point un test afin d’évaluer l’évolution dans le temps de la quan¬tité d’anticorps antitétaniques dans le lait maternel. Il injecte un volume donné de lait de chèvre immunisée à des souris puis mesure les doses létales de toxine tétanique que la souris peut tolérer après avoir reçu ce lait. La quantité d’anticorps s’exprime en « unités d’immunité » par cm3 de lait et par gramme de souris. Avec ce test, les recherches d’Ehrlich ne se placent plus dans une perspective physiologique, mais relèvent de ce que les biologistes actuels qualifieraient « d’applications biotechnologiques ». Son but n’est plus de montrer la durée de persistance dans le lait des anticorps maternels fabriqués lors d’une immunisation pré-partum, mais d’analyser l’effet sur le lait d’im¬munisations post-partum, avec comme objectif de déterminer quelle méthode induit une production massive d’anticorps dans le lait.
Quand une chèvre en lactation subit une injection unique de toxine tétanique, le titre immunitaire du lait atteint un maximum au bout de 3 semaines, puis décroît ensuite, retrouvant son titre de départ.
Quand l’animal reçoit deux injections successives de cette même toxine, le titre immunitaire s’accroît après chaque injection et l’accroissement est supérieur après la seconde, ce qui démontre l’existence d’un effet amplificateur. Ehrlich analyse l’expé¬rience en distinguant trois phases :
- une chute suivant l’injection de toxine tétanique: les anticorps naturellement présents dans le lait de la chèvre sont détruits
- une hausse du titre liée à une réponse active de l’hôte, conduisant à une surproduction et une surcompensation de la chute initiale
- une décroissance lente du titre du lait avant la seconde injection de toxine tétanique.
Vidéo : La défense de l’organisme : l’immunité humorale
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