La compulsion de répétition
La compulsion de répétition
Il faut le reconnaître, non seulement nous avons lendance à suivre une pente qui nous conduit vers le déplaisir, et qui fait notre propre malheur, mais, de façon surprenante, nous avons tendance à reconduire les circonstances et les conduites qui nous poussent vers ce malheur. Nous répétons la même erreur, nous reproduisons la même impasse.
C’est ce que Freud a identifié comme étant une compulsion de répétition, qu’il désigne aussi comme l’« éternel retour du même ». Et c’est ainsi, alors même que nous répétons, que nous finissons par penser que nous sommes l’objet d’un destin qui s’accomplit malgré nous. Nous avons beau être l’auteur de cette répétition, nous estimons la subir.
C’est notre seule responsabilité, mais nous ne voulons rien en savoir. On fait de la répétition un destin. Freud donne plusieurs exemples de cette compulsion de répétition. Il y a l’amoureux qui, dans chaque affaire de cœur avec les femmes, traverse les mêmes phases qui le conduisent à la même fin. Ou ces hommes « dont toutes les amitiés s’achèvent par la trahison de l’ami ».
Ceux qui vont ainsi du pareil au même, par eux- mêmes, se disent qu’il ne s’agit pas d’eux, qu’ils ne sont pas responsables de ce que, pourtant, ils produisent eux- mêmes. Nous pensons subir, mais quelque chose nous amène à « manifester dans la répétition les mêmes expériences ».
Poussant l’analyse un peu plus loin, on constate qu’il existe deux dimensions dans ce comportement finalement très commun : d’une part, une poussée active à répéter le même, à se remettre dans les mêmes situations, à faire en sorte que les mêmes enjeux et les mêmes impasses se reproduisent de manière régulière ; d’autre part, une non- conscience de la responsabilité des situations dans les quelles nous nous mettons.
Il y a donc ce que l’on pourrait appeler une « anosognosie », une absence de reconnaissance de la cause de ces situations complexes dans lesquelles nous nous mettons nous-mêmes et dont nous sommes finalement responsables.
Cette compulsion à mettre en échec le principe de plaisir est aussi inconsciente qu’elle est évidente. Évidente au niveau du sujet comme de la société. C’est d’ailleurs l’une des sources du malaise dans la civilisation. Une force travaille à pousser chacun vers le déplaisir et à le répéter. Sujet et société semblent pris par une poussée qui les mène à ne pas vouloir leur bien, de façon répétitive.
D’où vient cette compulsion de répétition ? Quelle est sa relation au principe de plaisir ? Dans quelles conditions mtervient-elle ? Ce sont des questions que Freud a posées cl qu’il nous invite à reposer à nouveau aujourd’hui.
Le Métier de vivre de Pavese et L’Étranger de Camus évoquent, eux aussi, parmi d’autres, ce malaise indissociable de notre état d’être humain qui bute sur le non-sens, aux limites de l’impensable absolu, sur l’absurde : « Pourquoi la vie ? » Pourquoi vivre si la condition humaine est parfois si difficile à supporter ?
A cette interrogation, certains cherchent des réponses dans des mouvements religieux, pour trouver le sens qui leur manque, déléguant la responsabilité de la vie à une autre instance qu’eux-mêmes. La croyance donne sens, la croyance rassure. Les religions offrent des fictions collectives qui traitent le non-sens du vivant.
C’est une instance qui propose des représentations R pour traiter l’excès du vivant S. Dans L’Avenir d’une illusion, Freud suggère que les religions constituent une névrose collective qui peut se substituer à la névrose individuelle, voire en permettre l’économie. Pour lui, la religion constituerait « la névrose infantile de l’humanité ».
La religion serait ainsi une sorte de névrose prête-à-porter d’usage universel , l’adoption de la névrose universelle qu’est la religion dispenserait de la tâche de former une névrose personnelle.
La religion étant une illusion qui a une fonction de protection par rapport à l’état de détresse proprement humaine, elle peut donc ce que fait d’ailleurs Freud explicitement – être rapportée à l’état de détresse du nourrisson. L’avenir d’une illusion serait donc d’abord le passé d’une illusion.
L’illusion fonctionne comme une solution face à la détresse , l’illusion, comme le fantasme, est une solution et un problème en même temps – les pires massacres de l’histoire n’ont-ils pas été réalisés au nom de cette illusion qu’est la religion ? L’illusion serait au niveau collectif ce que le fantasme est au niveau individuel.
Comme le fantasme, elle peut mener à des positions rigides, contraignantes et répétitives, ordonnées par des certitudes dogmatiques, qui peuvent conduire au fanatisme. L’homme peut être esclave de l’illusion comme il l’est du fantasme.
S’il peut trouver dans la religion quelque réconfort, parfois aussi une source d’humanité, tout peut aussi se retourner en son contraire. Comme dans ces fresques d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Pubblico de Sienne qui présentent une allégorie du bon gouvernement où régnent les vertus théologales – la foi, la charité, l’espérance – et les vertus cardinales – la force, la prudence, la tempérance, la justice.
Toutes ces vertus peuvent basculer et donner les caractéristiques représentées dans l’allégorie inverse, celle du mauvais gouvernement, où l’avarice, l’orgueil, la vanité génèrent la misère, les abus, la destruction, la famine, la guerre, le vol, la tyrannie prennent le dessus.
Fondamentalement, les deux faces de l’illusion, comme les deux faces du fantasme, vont dépendre des états somatiques auxquels des représentations sont associées, des plus apaisants au plus destructeurs.
La religion, comme le fantasme, tient parfois lieu de bonne à tout à faire. Comme avec le fantasme, on peut avoir des comportements d’addiction avec la religion : on rejoint Freud qui faisait un parallèle entre l’usage de la religion et celui des narcotiques.
Une autre stratégie de l’humain pour pacifier l’excès du vivant est de créer des situations qui donnent raison au fait de ressentir le malaise de la vie. On peut, en effet, se fabriquer des raisons d’être malheureux, fussent-elles totalement artificielles.
On peut donner une valeur excessive à des petites contrariétés de la vie pour canaliser et neutraliser un malaise diffus un nuage devant le soleil, une place de parking convoitée prise par quelqu’un d’autre, un embouteillage, un train en retard , voilà qui fournit autant de supports pour focaliser à peu de frais une insatisfaction sous-jacente.
Dans cette stratégie, tout est bon pour tamponner ce mal de vivre diffus qui tourmente le sujet, cette constante mise en tension entre un état somatique et une représentation.
De façon significative, les religions, les mythes, les fictions auxquels s’attachent l’être humain et les sociétés mettent en jeu un paradis à jamais perdu. Ce paradis est projeté à partir de la perte d’un état supposé d’équilibre, d’harmonie, de bonheur, et cette perte, elle aussi supposée, devient ainsi la source d’un mal de vivre lié à la condition humaine.
Mais la supposition de l’existence d’un paradis dont nous aurions été chassés est aussi une rétroprojection à partir de notre insatisfaction présente. C’est comme avec l’expérience première de satisfaction. A-t-elle vraiment eu lieu ? Ou bien l’imagine-t-on à partir justement d’un manque dans la satisfaction ?
C’est ainsi que l’homme court après des illusions, qu’il est prêt à tout sacrifier pour une illusion. Subissant une poussée constante liée au mal de vivre, l’homme créerait alors lui- même des situations dans lesquelles il trouve un malheur, qu’il peut objectiver et qui donne du sens à son malaise. Il se transforme en bouc émissaire de lui-même.
Une fois identifiées les circonstances qui « marchent » à cette fin, il aura alors tendance à les reproduire, à les répéter en guise d’antidote. Ce serait là une autre explication de cette tendance que nous présentons tous, plus ou moins, à répéter.