la coexistence du plaisir et du déplaisir
La coexistence du plaisir et du déplaisir
Les avancées récentes des neurosciences dans le contexte de l’addiction, en proposant l’existence de deux grands systèmes neuronaux et neuro-endocriniens impliqués dans la récompense et dans l’antirécompense semblent bien nous ramener au couple plaisir/déplaisir qui nous intéresse depuis le début de cet ouvrage.
nous avons vu des exemples qui lustrent ces paradoxes de la coexistence du plaisir et du déplaisir, en d’autres termes qui illustrent cette énigme du plaisir. On pourrait reprendre quelques concepts de base île la psychanalyse pour nous guider dans cette ouverture ils offrent les neurosciences à travers la théorie des processus opposants et son éclairage sur les mécanismes d’addiction.
Si la poussée qui dérive de la pulsion aboutit a la décharge, donc au plaisir, c’est que la pulsion active un système endogène de récompense et notamment le système dopaminergique. Toutefois, selon la théorie des processus opposants, le système antirécompense, tel qu’il est défini dans le contexte de l’addiction, serait également activé – en termes psychanalytiques, on dirait que ce système obéit à une sorte de « principe de déplaisir » .
Sous l’effet de mécanismes d’adaptation à long terme, le système de récompense devient moins opérant, alors que l’efficacité du système d’antirécompense s’accroît. Au fur et à mesure que la pulsion se décharge, le plaisir diminue et le déplaisir augmente.
Comme dans l’addiction aux substances, ces adaptations à long terme seraient à la base des mécanismes de tolérance et de dépendance qui font passer d’un comportement d’impulsion à un comportement de compulsion.
On retrouverait ainsi les deux termes de pulsion et de compulsion propres à la psychanalyse : la pulsion comme moyen de décharge de l’excitation qui, en principe, produit du plaisir, mais qui s’estompe avec le temps, alors que le déplaisir s’amplifie ; la compulsion, lorsqu’on on se met à répéter de manière concrètement compulsive les comportements dérivant de la pulsion dans le but d’activer un système de récompense de moins en moins opérant.
Enrichis par ce nouvel éclairage, nous pouvons, à ce stade, reprendre la question qui nous occupait dès le début de cet ouvrage et qui pointait le malaise tant collectif qu’individuel. Pourquoi l’être humain reproduit-il de manière compulsive des comportements qui, finalement, l’amènent au déplaisir, comme le prouve la clinique ?
Le mécanisme des processus opposants est plus qu’une piste prometteuse pour étudier la problématique freudienne au cœur à’Au-delà du principe de plaisir, à savoir la relation entre pulsion et répétition : « Mais quelle est la nature de la relation entre le pulsionnel et la compulsion de répétition ? Nous ne pouvons ici échapper à l’idée que nous sommes sur la piste d’un caractère général des pulsions et peut-être de la vie organique dans son ensemble, caractère qui n’a pas jusqu’à présent été reconnu… »
Le modèle que nous proposons ici permet de saisir comment la décharge de la pulsion produit de moins en moins de plaisir et de plus en plus de déplaisir, provoquant l’émergence d’une compulsion de répétition malgré le déplaisir des actes supposés activer le système de plaisir.
Il est d’ailleurs frappant de voir que, pour Freud aussi, il semble bien exister deux systèmes opposés : « Nous encourageons à admettre, écrit-il en effet, qu’il existe effectivement dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se place au- dessus du principe de plaisir. » L’hypothèse de la compulsion de répétition lui apparaît même « comme plus originaire, plus élémentaire, plus pulsionnelle que le principe de plaisir qu’elle met à l’écart ». Il note encore : « Des tendances sont à l’œuvre au-delà du principe de plaisir, c’est-à-dire des tendances plus originaires que celui-ci et indépendantes de lui. »
Freud cherchait donc lui-même les mécanismes biologiques impliqués ; la biologie de son temps ne les lui a pas offerts. Il pose néanmoins très clairement l’hypothèse d’un déplaisir qui ne contredit pas le principe de plaisir, mais qui serait plutôt en parallèle, et cette intuition correspond de façon étonnante aux concepts récents que nous venons de mentionner concernant les processus opposants.
Freud suppose, en effet, que ce qui est un plaisir pour un système peut être un déplaisir pour un autre système et qu’il y a deux systèmes parallèles dans la dialectique entre plaisir et déplaisir. On peut d’ailleurs se demander pourquoi Freud n’a pas imaginé à côté du principe de plaisir, un principe de déplaisir et pourquoi il lui a préféré un « au-delà du principe de plaisir » pour désigner cette logique illogique qui aboutit à de plus en plus de déplaisir.
Quoi qu’il en soit, on voit comment la transition de la pulsion à la compulsion de répétition peut se mettre en place. L’homme serait prisonnier de cette spirale dans laquelle les actes supposés amener du plaisir amènent en fait du déplaisir. Dans une telle perspective, l’« au-delà » freudien n’a rien d’une notion transcendante, mais signifie bel et bien « de l’autre côté », « en face », comme pour les processus opposants.
Quelle est maintenant la portée pratique d’un tel modèle ? Outre qu’il permet de préciser, à travers la fenêtre neurobiologique, ce que la psychanalyse pointe comme l’au-delà du principe de plaisir, il a des applications possibles qui vont du biologique au sociétal. Dans notre société actuelle, en effet, le malaise est souvent affronté au niveau individuel par un abus de médicaments psychotropes, notamment d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.
En France, environ 25 % de la population consomme ce type de substances. Certains trouvent momentanément un soulagement à ce « mal de vivre » qui évolue souvent sournoisement vers la dépression.
Toutefois, cela ne peut être une solution à long terme, et ce pour diverses raisons. Tout d’abord parce que ces médicaments ciblent « à côté ». En effet, les antidépresseurs agissent sur les systèmes à sérotonine et à noradrénaline, et les anxiyolytiques sur ceux à GABA. Or, dans ces pathologies du malaise, les circuits neuronaux impliqués sont ceux qui utilisent la dopamine ou les médiateurs du stress tels le CRF, l’ACTH ou le cortisol, qui sont impliqués dans le cycle plaisir/déplaisir.
Ensuite, comme toute substance agissant sur la neurotransmission, les psychotropes induisent des adaptations à long terme au niveau des circuits neuronaux qu’elles ciblent. Au mieux, ces substances peuvent produire des modifications positives de l’humeur et ouvrir à une approche psychothérapeutique.