Gènes hormones et sexe
La construction du cerveau s’inscrit dans l’histoire biologique de chacun. Dès la formation d’un œuf, se structurent progressivement les éléments du corps soumis au processus de différenciation sexuelle : garçons et filles naissent différents et évoluent sous l’effet de plusieurs facteurs, notamment génétiques et hormonaux.
La formation des organes sexuels et la manifestation des caractères sexuels secondaires (musculature, pilosité, seins…) résultent d’hormones mâles appelées androgènes (en particulier la testostérone) et d’hormones femelles ou œstrogènes (en particulier l’œstradiol). On peut légitimement penser que le cerveau est modelé par cet environnement corporel et qu’il peut être influencé par les gènes et par les hormones sexuelles. De nombreuses études réalisées chez l’animal l’ont largement démontré. Mais chez l’humain, tout se complique…
La part de l’hérédité : on n’est pas femme par défaut
Dès que l’on parle de différences entre les deux sexes, on pense à la différence initiale inscrite dans l’hérédité de chacun. À partir de la création d’un œuf, le bagage héréditaire oriente en effet le sexe de l’embryon. Pour les humains, ce sont les chromosomes sexuels X et Y (parmi 22 autres paires de chromosomes), qui participent au destin sexué. Les femmes sont caractérisées par un double XX, tandis que les hommes sont dotés d’une paire XY. On a donc a priori pensé que toute la virilité venait de cet Y spécifique aux hommes… Nous allons voir que ce n’est pas si simple !
Jusque dans les années 90, le dogme voulait que l’on devienne homme parce qu’on possède quelque chose en plus, en l’occurrence le chromosome Y, à «caractère dominant». On se représentait le sexe « faible » comme sexe « par défaut », simple résultat de l’absence du chromosome Y. En 1950, un chercheur français, Alfred Jost, montrait que l’administration de testostérone à des embryons de souris les fait évoluer vers le sexe mâle, quelles que soient leurs constitutions chromosomiques1.
Comme si le sexe féminin était un état biologiquement «primitif», et sur lequel se construit le sexe mâle grâce aux hormones. Cette vision du sexe féminin «par défaut» a imprégné pendant longtemps la pensée des embryologistes. Jusque dans les années 90, les publications scientifiques s’intéressent essentiellement au sexe masculin.
Quand un auteur parle de « déterminant biologique du sexe », il s’agit du sexe mâle, ce qui implicitement sous-entend que le sexe femelle n’est pas déterminé. Cette vision a depuis été largement remise en question. On a en effet réussi à isoler des gènes dont l’expression contrôle spécifiquement la différenciation du sexe féminin. Des mécanismes génétiques actifs sont donc à l’œuvre pour déterminer non seulement le sexe masculin, mais aussi le sexe féminin. L’idée que l’on naît femme «par défaut» reste pourtant tenace, même depuis la découverte d’hommes XX et de femmes XY !
X et Y ne décident pas tout:
Il n’est pas rare, en effet, de trouver des personnes présentant des anomalies des chromosomes sexuels : on compte en France environ 400 000 individus possédant des formules chromosomiques de type 5X, 4X, 3X, XXY, YYX, X, Y, YY. Les cas de sexes génétiques contradictoires avec l’apparence physique ne sont pas exceptionnels. On estime à 10000 le nombre d’hommes qui possèdent des chromosomes sexuels typiques des femmes (XX). On rencontre aussi, mais en nombre plus limité, des femmes dotées d’une paire XY. «La découverte d’individus avec desformules chromosomiques atypiques (femmes XY et hommes XX) est souvent fortuite à l’occasion de consultation pour cause de stérilité, alors qu’il n’y a pas d’ambiguïté manifeste au niveau génital», précisejoëlle Wiels, biologiste à l’institut Gustave Roussy (Villejuif). «De cefait, leur nombre est probablement sous-estimé. »
Ces exceptions indiquent que les chromosomes sexuels (X, Y) ne sont pas seuls en cause dans la différenciation vers un des deux sexes. Ainsi, le gène SRY trouvé sur le chromosome Y par l’équipe britannique de Peter Goodfellow n’est pas l’apanage de la virilité. Ce gène est impliqué dans la différenciation des gonades en testicules à partir de la sixième semaine de gestation chez l’humain. Mais il n’est pas forcément nécessaire pour « faire un homme » : on a trouvé des individus mâles XX, sans ambiguïté génitale, qui ne possèdent pas ce gène SRY.
On a aussi découvert que d’autres gènes présents sur des chromosomes non sexuels (autosomes) contribuent à la différenciation sexuelle. Ce constat oblige à réviser nos représentations. « On passe peu à peu à une théorie où plusieurs gènes, situés sur les chromosomes sexuels mais aussi sur les autosomes, peuvent coopérer, sans véritable chef, pour jouer l’air de la détermination du sexe», proposent Evelyne Peyre et Joëlle Wiels. La fabrique du sexe biologique est aujourd’hui vue comme un long processus qui met en jeu de nombreux gènes depuis la vie fœtale jusqu’aux remaniements du corps à l’adolescence et tout au long de la vie.
Il y aurait une batterie de facteurs qui contribuent à modeler un être sexué sans qu’aucun d’eux ne soit déterminant à lui seul. Au final, les individus possèdent des caractères sexuels secondaires masculins et féminins en proportion variable et ces caractères se modifient au cours de la vie. Chacun possède ainsi un pourcentage de féminité et de masculinité selon un continuum allant du très féminin au très masculin.
Hormones et développement du cerveau:
Très précocement, l’embryon humain devient sexué : les glandes génitales, leurs canaux associés et les organes sexuels se mettent en place in utero. Les premiers signaux interviennent à la sixième semaine de gestation. À partir de protubérances localisées au niveau des reins, se forment des glandes génitales ou gonades.
Ces gonades entrent donc en fonction très tôt pour fabriquer les hormones sexuelles mâles et femelles. Celles-ci sont libérées dans le sang du fœtus et vont ainsi imprégner les tissus à l’origine des organes génitaux propres à chaque sexe. Mais les hormones ne se contentent pas de baigner les organes périphériques, elles pénètrent aussi dans le cerveau. Cette imprégnation hormonale précoce va influencer la formation des circuits de neurones qui, plus tard, à la puberté et à l’âge adulte, seront impliqués dans les fonctions de reproduction. Par exemple, le cerveau féminin possède des circuits de neurones qui s’activent périodiquement pour déclencher l’ovulation.
Le cerveau mâle ne présente pas cette activité cyclique. Ce processus de sexualisation du cerveau, valable chez tous les mammifères, est le fruit de l’évolution. C’est lui qui permet la reproduction sexuée nécessaire à la survie de l’espèce. C’est précisément dans ce sens qu’il faut comprendre la notion de « sexe du cerveau ».
Comportement sexuel et hormones:
De nombreuses expériences chez les animaux montrent l’influence des hormones sur les comportements sexuels (voir l’encart ci-après). Chez les rats, une femelle, qui reçoit de la testostérone 5 jours après sa naissance, n’a plus d’œstrus (phase du cycle correspondant à l’ovulation) et monte sur les autres femelles pour copuler. À l’inverse, un rat mâle castré à la naissance adopte le comportement de lordose, typique des femelles au moment de l’accouplement, sauf si on lui injecte de la testostérone. Malgré les apparences, ce n’est pas la testostérone qui est déterminante pour induire le comportement mâle, mais l’œstradiol, hormone femelle ! Cet étrange paradoxe a été découvert en 1980 par Bruce S. McEwen (université Rockefeller de New York) : «Le comportement sexuel mâle estfacilité par la présence d’æstradiol issue de la transformation de son précurseur, la testostérone».
En effet, testostérone et œstradiol sont chimiquement très proches. Il suffit d’ajouter un atome d’hydrogène à la testostérone pour en faire une molécule d’œstradiol. Donc, chez le rat, si l’injection de testostérone fait courir les mâles, c’est à cause des hormones femelles qui en dérivent!
Chez l’humain, il est maintenant clairement établi que ces deux hormones sont produites, l’une et l’autre, chez un même individu mais dans des proportions différentes. Les bains hormonaux qui modèlent chaque sexe ne sont donc pas foncièrement différents : on trouve ici encore une notion de dosage, de proportion qui crée la différence. Raisonner en opposant l’action de la testostérone
à celle des œstrogènes est une vue simpliste qui ne correspond pas à la réalité biologique.
Un autre aspect très important à considérer à propos des hormones sexuelles concerne leur mode et leur lieu d’action. Pour agir, les hormones doivent en effet se fixer sur des cibles appelées «récepteurs». On trouve ces récepteurs dans de nombreuses cellules, y compris les neurones. Les effets hormonaux dépendent donc de la localisation de ces récepteurs et de leur nombre dans les organes cibles. Chez le rat, les récepteurs aux hormones sexuelles sont particulièrement nombreux dans la région de l’hypothalamus qui se trouve à la base du cerveau, près de la glande hypophyse.
Cette région joue un rôle important dans le contrôle des fonctions de reproduction (sécrétion des hormones sexuelles par les gonades, accouplement).
Les récepteurs hormonaux se trouvent également dans les régions supérieures du cerveau qui sont impliquées dans l’organisation des comportements, dans la motivation et les réactions instinctives (cortex cérébral, système limbique). La mise enjeu de l’ensemble de ces structures cérébrales par les hormones sexuelles va permettre au rat de coordonner les divers aspects de son comportement sexuel, depuis la quête du (de la) partenaire jusqu’à la copulation.
Mais quand on passe aux primates et à l’humain, l’organisation du cerveau change radicalement. La partie frontale du cortex cérébral, et en particulier pré-frontale, devient de plus en plus volumineuse et va superviser le reste du cerveau. Ce cortex préfrontal hypertrophié a permis l’émergence des fonctions cognitives supérieures. Et parallèlement, les récepteurs hormonaux du cortex sont de plus en plus rares. Cela signifie qu’avec l’évolution, des espèces les plus anciennes aux plus récentes, le cerveau échappe graduellement à la loi des hormones pour guider les comportements sexuels. On le voit bien chez le singe. L’injection de testostérone à un nouveau-né femelle n’induit pas de comportement sexuel mâle. De même, un singe mâle castré réduit peu ses activités sexuelles, d’autant moins qu’il est entouré de femelles. On connaît aussi des cas de castration chez des hommes (accidents, eunuques…) qui conservent une activité sexuelle normale.
Sexualité et reproduction:
Singes et humains restent néanmoins très différents dans leurs comportements sexuels. Alors que la femelle singe manifeste l’œstrus par les signaux odorants et visuels attractifs pour le mâle, la femme ne connaît pas de modifications externes en période de fécondité. Comme le soulignent biologistes et anthropologues, une caractéristique humaine des plus remarquable est que la sexualité féminine n’est pas soumise aux périodes de rut qui marquent le moment de l’ovulation et de la réceptivité de la femelle.
Nous sommes la seule espèce où sexualité et reproduction sont complètement dissociées. En somme, la perte de l’œstrus fait que notre disponibilité sexuelle est permanente. Et chacun sait que le choix du partenaire ne dépend pas des hormones ! La sexualité humaine n’est pas un comportement instinctif comme les autres. Ce n’est pas un besoin impératif comme la faim ou la soif. On peut rester des années sans sexualité, de même que l’on peut choisir de ne pas avoir d’enfants. Si nous échappons au diktat des hormones, c’est grâce au développement exceptionnel du cortex cérébral.
C’est lui qui supervise l’organisation de nos comportements et les intègre dans un contexte individuel où ils prennent du sens. Les hormones peuvent y participer, mais elles n’ont pas un rôle prépondérant. Cela explique que les manifestations de la sexualité ne sont pas universelles, mais varient selon les cultures, les règles sociales et religieuses. Par exemple, si les Français ou les Italiens ont des réputations de « chauds lapins », comparativement aux Anglo- Saxons, ce n’est pas à cause des hormones. Une des raisons tient à la différence d’influence des dogmes catholique et protestant sur l’organisation sociale de la sexualité par rapport au mariage. Avec la
force de l’interdit, l’imaginaire des hommes est d’autant exacerbé, ce qui se traduit par des attitudes plus démonstratives de « l’appétit sexuel». Les réactions des individus aux «stimulations» sexuelles sont moins déterminées par un rapport direct au réel que par des constructions mentales, imaginaires ou symboliques, qui jouent un rôle dans l’érotisme. Ce sujet est a été largement exploré par les différents champs des sciences humaines.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater que les homosexuels, hommes et femmes, ne présentent pas d’anomalies dans la production d’hormones sexuelles. Certains ont recherché l’explication dans le cerveau. D’autres considèrent que tout se joue au cours du développement embryonnaire : des perturbations dans l’imprégnation du cerveau du fœtus par les hormones sexuelles in utero expliqueraient l’orientation sexuelle observée plus tard chez l’adulte. Cette vision est certes pertinente chez l’animal (rongeurs, lapins), comme le montrent les données expérimentales. En revanche, l’influence des hormones sur le fœtus humain est impossible à tester, sauf dans des cas pathologiques bien particuliers.
Les patients souffrant d’une maladie appelée « hyperplasie congénitale des glandes surrénales » fabriquent des quantités excessives de testostérone dès le stade fœtal. S’il s’agit de femmes, les organes génitaux sont masculinisés à des degrés variables. Souvent, grâce à la chirurgie, cette anomalie est effacée.
En majorité, les femmes opérées vivent bien leur féminité et sont hétérosexuelles. Les cas où les patientes déclarent une «tendance» homosexuelle ou bisexuelle sont très rares. Une autre pathologie rencontrée chez l’homme concerne une anomalie des récepteurs de la testostérone qui ne sont pas sensibles à cette hormone. Les patients ont des testicules bien formés, mais qui restent internes. Les organes sexuels externes sont femelles et les seins se développent à la puberté. Ces sujets sont donc génétiquement hommes, leurs testicules fabriquent bien de la testostérone, mais l’absence de sensibilité des récepteurs à cette hormone fait que les organes génitaux externes ne sont pas masculinisés. Ces hommes dans un corps de femme ont un comportement sexuel typiquement féminin.
De telles observations montrent que l’imprégnation du cerveau par les hormones sexuelles au stade embryonnaire est loin d’être déterminante dans l’orientation des conduites sexuelles des hommes et des femmes. Pourtant, les hormones apparaissent toujours au premier plan dans les discours populaires et médiatiques. C’est l’argument imparable qui peut tout expliquer : si un individu à un comportement atypique dans sa sexualité ou dans ses attitudes, on peut toujours postuler qu’il a souffert d’une perturbation hormonale avant la naissance.
A partir de là, on explique tout, depuis l’homosexualité jusqu’aux comportements propres aux hommes et aux femmes : si nous sommes différents, c’est au départ à cause des hormones qui structurent notre cerveau. Raisonnement, émotion, intuition, agressivité, compétition, toutes nos aptitudes et traits de personnalité seraient influencés par les hormones sexuelles. Et ce, depuis la vie fœtale jusqu’au stade adulte. Nous verrons dans le chapitre suivant que les arguments qui soutiennent cette thèse sont bien moins solides que certains nous le laissent croire.
Vidéo : Gènes hormones et sexe
https://youtube.com/watch?v=Z3qU9jCqmwc