Faute de biologie…La spirale de la concentration
Pour autant, ceux qui ont connu la génération des chercheurs et des dirigeants français acteurs de la révolution thérapeutique des années 1960 peuvent attester qu’ils se sont alors majoritairement opposés aux essais cliniques : ils ont maladroitement, et souvent avec de mauvais arguments (la prétendue spécificité de la clinique à la française), traîné des pieds. Reste que ces chercheurs avaient prévu que cette évolution technique « mangerait » le système de l’intérieur, tuerait la créativité. Défendaient-ils seulement leurs intérêts de boutique, ou avaient-ils aussi le juste pressentiment de l’exceptionnalité et de la fragilité de la période qu’ils vivaient ?
Ils ont très vite eu cette inquiétude : la lourde et coûteuse machine bureaucratique des essais cliniques en train de se mettre en place allait tuer le processus de l’innovation. Ils ne voyaient plus comment ils pourraient inventer de nouveaux médicaments, ce qui passait pour eux par la découverte de nouvelles indications pour des lignées chimiques qu’ils faisaient évoluer. Ils ont vite compris aussi que leur indépendance était menacée et que les nouvelles procédures risquaient de ne pas pouvoir être assumées par des laboratoires pharmaceutiques issus de l’officine, comme c’était le cas en France : elles risquaient de donner tout le pouvoir aux mastodontes issus de la chimie, les ennemis de toujours. Ce serait une arme pour les grands laboratoires qui leur servirait à étouffer les plus petits et les obliger à se vendre. La méthodologie des essais cliniques deviendrait donc un outil de concentration industrielle, du fait des masses de capitaux à mobiliser pour réaliser des études reconnues internationalement. À l’époque, on a vu dans ces récriminations une volonté de résistance au progrès, combinée avec un corporatisme réactionnaire. De toute manière, ces laboratoires étaient déjà jugés comme condamnés, car incapables de s’adapter aux progrès de la pharmacologie, en particulier à la biologie moléculaire.
Ainsi un laboratoire comme Merck, longtemps premier industriel mondial de la pharmacie avant de reculer rapidement, a eu comme fière devise « La médecine des preuves » (the evidence based medicine), qui n’est rien d’autre que la méthodologie des essais cliniques dans le jargon des industriels et des spécialistes. Et c’est ce savoir-faire en matière d’essais cliniques qui lui a permis de s’imposer comme un grand laboratoire mondial.
Cette augmentation des coûts a donc été un instrument de pouvoir. Plus les pouvoirs publics se montraient exigeants, plus les capitaux se concentraient, plus on éliminait de concurrents. C’est ce qui s’est passé dans une première phase. Mais quand les exigences de plus en plus fortes des autorités de santé se sont combinées au ralentissement des rythmes de découvertes, alors les choses ont commencé à vraiment changer pour tous.
Face aux difficultés actuelles, au ralentissement du progrès, on entend parfois dire qu’il faut changer de méthode, car — on a vu que ce constat est juste — les vieilles techniques d’invention sont devenues obsolètes, les équipes de chercheurs sont enfermées dans la répétition des mêmes expériences, passant leur temps à se copier les uns les autres. Ce qui suscite souvent l’ironie, car c’est plus facile à dire qu’à faire : finalement, il semble bien qu’on ne sache pas changer de méthode. Ainsi, en psychiatrie, on se plaint souvent que l’industrie pharmaceutique ne soit capable d’inventer que des successeurs aux neuroleptiques, antidépresseurs et anxiolytiques mis au point entre 1952 et 1960. Et c’est vrai. Mais comment faire autrement à partir du moment où il est évidemment illusoire de penser que l’on puisse desserrer l’étau de la méthode des essais cliniques ? Qui peut décemment demander à ce que l’on revienne à la méthode Justin-Besançon ?
On a cru et laissé croire que le salut viendrait des nouvelles technologies. Mais, à chaque fois que l’on a inventé (il faudrait plutôt dire « hérité », car l’affaire vient souvent d’un autre domaine technologique) une technique qui pourrait peut-être nous sortir de l’ancienne méthodologie, celle-ci fait long feu : très vite, elle est comme « captée » par l’ancien système. Comme si celui-ci trouvait toujours le moyen de reprendre le dessus ; et s’il n’y arrive pas, on peut être sûr que cette nouvelle technique sera vite abandonnée (voir infra, chapitre 8). À vrai dire, la méthode segmentée et linéaire des essais cliniques apparaît bien comme indépassable : nul ne peut rêver aujourd’hui inventer un médicament sans passer sous ses fourches Caudines. De ce point de vue, aucune révolution n’est en vue.
Je fais donc l’hypothèse que la méthode des essais cliniques telle qu’elle s’est imposée au début des années 1970, pour discipliner les multiples inventions des chimistes avant de devenir le cœur du fonctionnement des laboratoires pharmaceutiques, a aussi tué la poule aux œufs d’or quand elle a commencé à s’appliquer dans toute sa rigueur.
Vidéo : Faute de biologie…La spirale de la concentration
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Faute de biologie…La spirale de la concentration