Faute de biologie…La recherche à l'aveuglette
Pourquoi le progrès est-il aujourd’hui en berne ? Après avoir Facilité la production massive de successeurs presque semblables aux véritables nouveautés, le système est arrivé au bout de sa capacité de rendement. Il coûte de plus en plus cher à alimenter et rapporte de moins en moins.
C’est la faiblesse de nos connaissances biologiques qui nous réduit à faire triompher l’empirisme des essais cliniques. Nous le savons généralement pas comment on passe d’un mécanisme biologique à un traitement et encore moins d’une molécule à une amélioration ou une guérison. Les essais cliniques constituent même le moyen de rendre cette connaissance hors e propos. Ils permettent de valider le caractère prédictif des tests sur animaux (voire sur organes ou cellules en culture), lais cela sans vérifier aucune interprétation de ce caractère prédictif.
La suite des traductions, articulations, ré-articulassions, extensions, mobilisations qu’il faut pour passer d’un mécanisme biologique à la mise au point d’un médicament est considérable. Il est plus facile de faire le chemin dans l’autre sens : ^couverte fortuite de l’effet d’une molécule dans une pathologie, vérification par un essai clinique, construction de modèles animaux avec cette même molécule, recherche de nouvelles molécules grâce à ces tests animaux. Rien de tout ce1a n’est mis au point à partir de connaissances biologiques fondamentales. C’est le détour qui est la règle, jamais la ligne droite. Nous ne savons pas grand-chose, nous travaillons à l’aveuglette. Or, la méthode figée des essais cliniques, si elle court-circuite l’interprétation, favorise néanmoins la ligne droite.
En effet, elle a réorganisé les réseaux de recherche de manière verticale, rendant par exemple très difficile le passage d’un domaine thérapeutique à un autre. Or, c’est justement ce passage d’un domaine à un autre qui a permis les plus grandes découvertes de médicaments, y compris les plus récents comme la cyclosporine, médicament antirejet utilisé pour des greffes d’organes. La hiérarchie administrative dans les laboratoires pharmaceutiques a, du coup, pris un maximum d’importance. On peut parler de bureaucratisation.
Mais cette manière de travailler qui affilie les inventeurs de médicaments aux ingénieurs n’est pas considérée comme valorisante. Aussi est-elle cachée. On risquerait sinon de ne plus savoir faire la distinction entre pratique rationnelle (soigner avec des médicaments scientifiques) et pratiques irrationnelles (soigner avec des grigris ou même avec des psychothérapies). Pour maintenir ferme cette ligne de démarcation, l’histoire de l’invention de chaque médicament fait toujours l’objet d’une réécriture qui en arrivera à tromper même les chercheurs ! La réalité est priée de se plier aux règles de l’épistémologie sous peine de favoriser l’irrationalisme qui nous entoure et nous menace, particulièrement en médecine (voir par exemple le succès de l’homéopathie) ! Quitte, comme on l’a vu, à en appeler aux essais cliniques pour faire rendre gorge à des manières de soigner que rien ne prédispose à entrer dans le moule de cette épreuve contraignante, et à ne pas en tenir compte lorsque les résultats des essais contredisent le point de vue rationnel.
Les essais cliniques constituent aujourd’hui le cœur même du savoir-faire de l’industrie pharmaceutique. Les industriels s’arrachent à prix d’or les spécialistes qui savent exactement comment « formater » une étude (décider du protocole) pour obtenir les meilleurs résultats, qui ont le meilleur carnet d’adresses international pour trouver les bons investigateurs
disposant d’une importante clientèle et habitués à négocier avec l’industrie pharmaceutique et avec les comités d’éthique. Leur expérience empirique est précieuse, car ils ont toujours une idée, plus ou moins formalisée et formalisable, des raisons pour lesquelles le protocole d’une étude a entraîné l’échec ou la réussite d’une démonstration.
Leur conseil est indispensable pour éviter tous les pièges : durée de l’étude, critères de recrutement des patients, choix des échelles d’évaluation, médicament de référence auquel se comparer, importance de l’observation des effets secondaires, dosages utilisés, etc. Une seule de ces variables peut décider des résultats, positifs ou négatifs, d’un essai clinique. Quand, au milieu des années 1970, les laboratoires Delagrange ont voulu étudier leur premier neuroleptique (le sulpiride), ils ont eu toutes les peines du monde à trouver des investigateurs : les autres laboratoires — comme Rhône-Poulenc, à l’origine de la chlorpromazine, ou Jansen, à l’origine de l’Haldol® (halo- péridol) — leur bloquaient la route et, sous leur pression, les investigateurs les plus réputés refusaient de travailler avec ce nouvel arrivant. Cela aurait pu faire capoter toute l’histoire des benzamides substitués.
On compte sur les doigts d’une main les études cliniques qui ne sont pas commandées et formatées par l’industrie pharmaceutique. Celle-ci a consacré une partie considérable de ses ressources à cet épisode clé dans la mise au point de tout médicament. L’industrie pharmaceutique, au départ réticente, a finalement retourné la situation comme un gant, faisant de ce type d’études, dont elle va devenir le seul spécialiste, le moyen de sa transformation en une industrie mondiale avant que la méthode ne se transforme en son contraire et ne tue (à petit feu) la poule aux œufs d’or.
Les essais cliniques ont été intégrés par l’industrie pharmaceutique au cœur de son système parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, à cause de la faiblesse des sciences biologiques : nul ne sait ce que peut faire une molécule dans un corps humain. C’est cette béance que les essais cliniques occupent et masquent en même temps.